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campagnes de ces fourbes fieffés toujours en lutte contre leurs deux ennemis, le ruffian et le père, et triomphant de l'un et de l'autre par des miracles d'astuce et d'audace; de là tous vos exploits légendaires, o mes aïeux et mes maîtres, Épidique, Liban, Parmenon, Tranion, Pseudolus, gens d'esprit et de bien « ne sachant que piller, escroquer, agripper, emporter, boire, manger et fuir disaient vos dupes, mais qui montriez déjà, par votre influence dans les familles, ce que peut le droit du plus fin contre le droit du plus fort. Vous saviez jouer les citoyens les plus expérimentés, les têtes du conseil ; vous poussiez l'effronterie jusqu'à railler vos tyrans qui avaient la faculté de vous mettre en croix : « Prends garde à toi, je te duperai avant ce soir! » Même après les saturnales, vous parliez hardiment, << avec la liberté de décembre » comme parlait l'esclave du poëte Horace; vous disiez leur fait à vos jeunes maîtres, vous leur ordonniez de se taire et de sortir; il vous arrivait même de les accabler d'injures et d'humiliations, forçant l'un d'eux, par exemple, à marcher dans la rue à quatre pattes et à vous porter sur son dos. Enfin vous commandiez souvent chez eux, comme avait fait autrefois Hercule esclave qui, choisissant dans son troupeau les plus belles bêtes, les immolait d'abord à Jupiter, puis les consacrait à un festin splendide auquel était invité, malgré lui, le propriétaire des bœufs sacrifiés. Avec l'autorité que donnent l'intelligence et la sagesse, même aux plus petits, vous auriez pu répéter le mot de

Diogène exposé en vente et criant aux passants : Qui veut acheter un maître? »

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Oui, l'intelligence et la sagesse ! On avait beau dire avec Euripide : « Je n'aime pas qu'un esclave, supérieur à son maître en prudence, ait des idées plus hautes que sa condition, » nous avons dominé de tout temps, au théâtre et peut-être aussi dans le monde. Que de grands hommes furent des nôtres, esclaves, affranchis ou fils d'affranchis: Horace, Térence, Plaute qui tourna la meule et, remontant plus haut, Platon qui fut vendu dans l'île d'Égine! Car la guerre et la tyrannie assujettirent de tout temps les faibles aux forts ne vit-on pas des rois, des dieux captifs? Et que fut la Grèce lle-même une fois tombée, sinon l'esclave de Rome, mais une esclave qui asservit moralement ses maîtres, leur imposant ses penseurs, ses artistes et ses dieux, son génie et son âme : reine vaincue et conquise, mais subjuguant ses conquérants, triomphant de ses vainqueurs?

Eh bien dans les maisons, nous faisions comme la Grèce. Ceux d'entre nous qui avaient été prisonniers de guerre, souvent très-cultivés, remplissaient les fonctions qui appartiennent maintenant aux hommes libres; ils étaient les médecins, les grammairiens, les bibliothécaires, les précepteurs, les auteurs du logis. Le pédagogue, esclave lettré (ce mot de lettré même, hélas! rappelait les misères de notre condition il signifia d'abord marqué d'une lettre infamante au fer rouge), le pédagogue attaché aux enfants dès leurs plus tendres années était bien réel

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lement leur maître : il les menait par la main et gardait sur eux une autorité presque paternelle, même quand ils avaient quitté la bulle et revêtu la robe virile, la toge du citoyen.

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Autrefois, dit l'esclave Lydus dans une comédie de Plaute, on commençait déjà de briguer les suffrages du peuple et les dignités, qu'on obéissait encore à son précepteur.

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Il est vrai que cette autorité ne tarda pas à déchoir.

Aujourd'hui, continue Lydus, voyez un marmot à peine âgé de sept ans ; il casse la tête de son maître avec sa tablette. Va-t-on se plaindre aux parents, voici que le père dit à son fils : « Bien! je reconnais << mon sang; c'est ainsi que tu dois repousser l'injure!» Puis on mande le précepteur : « Ah çà! vieil imbécile, lui dit-on, garde-toi bien de battre mon fils « parce qu'il a montré du cœur. » Et le précepteur s'en va, la tête envelopée d'un linge huilé, comme une lanterne.

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Aussi le pauvre Lydus, un jour qu'il sermonnait trop sévèrement, dut-il s'entendre dire par son élève : Suis-je ton esclave ou es-tu le mien ?

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Mot sinistre! Certes Plaute, en l'écrivant, ne songeait point à moraliser, mais que de choses dans cette question si simple! Quelle vive lumière jetée sur la dégradation universelle que la servitude devait produire et répandre, aggraver de joùr en jour!

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Tu es un savant, Lydus, et un lettré, mais ne l'oublie pas, un esclave. Si tu crois être ici pour me

prêcher la vertu, malheur à toi, misérable! Apprends que j'ai vingt ans et que je suis ton maître; j'aime le plaisir et je n'ai plus d'argent; ton devoir est de m'en trouver dans les coffres de mon père. A ce prix tu resteras mon confident, mon camarade, mon joyeux mentor, mon ministre plénipotentiaire à la cour des Chloris et des Bacchis. Tu auras chez moi ton franc parler, de bons morceaux et de folles nuits blanches. Mais si tu persistes à jouer le censeur et le marchand de morale, à prendre contre moi les intérêts d'un vieillard, songes-y bien, mon père n'est point immortel et tu seras à moi quand il ne sera plus. J'aurai le droit de te mettre en croix, si bon me semble. Crois-moi donc, Lydus, fais comme Chrysale, un vrai pédagogue celui-là, né pour ma joie. Couronne-toi de fleurs et apprends-moi le chemin des thermopoles et des prostibules, toute la sagesse est là ! »

L'esclave était donc mauvais par nécessité, quand il ne l'était pas de nature. Mauvais et malfaisant, que pouvait-il faire? Quelles vertus enseigner, puisqu'il n'était pas libre? Comment former des fils, puisqu'il n'avait pas de père? Ou des citoyens, puisqu'il n'avait pas de patrie? Ou des hommes, puisqu'il n'était pas un homme? Il apprenait aux enfants le mépris de la famille, des vieillards et des dieux. Gourmand, obscène, ignoble, fripon surtout (le mot de fur avait désigné les esclaves en général avant de désigner plus spécialement les voleurs), il était, de plus, traître avec passion, parjure avec délice. Un de ces

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drôles, dans Plaute, prend tous les dieux à témoin qu'il dit vrai : Jupiter, Junon, Cérès, Minerve, Latone, l'Espoir, la Bonne Fortune, la Vertu, Vénus, Castor, Pollux, Mercure, Mars, le Dieu des Mânes, le Soleil, Saturne, tous enfin, tous.... et il ment comme Basile. Et c'étaient des êtres pareils à qui l'on confiait l'éducation de l'enfance! Bien plus, c'était aux pires de ces êtres, car on trouvait d'autres emplois pour les meilleurs.

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Aujourd'hui, disait Plutarque, s'ils ont quelques bons esclaves, ils font les uns laboureurs de leurs terres, les autres patrons de leurs navires, les autres facteurs, les autres receveurs, les autres banquiers pour manier et trafiquer leurs deniers, et s'il s'en trouve quelqu'un qui soit ivrogne, gourmand et inutile à tout bon service, c'est celui-là à qui ils commettent leurs enfants. »

Et Tacite :

A présent l'enfant, dès sa naissance, est abandonné à quelque servante grecque à qui l'on joint un ou deux esclaves pris dans la foule : on choisit souvent le plus vil et le moins propre à cet emploi. A cette œuvre de dépravation concouraient les femmes, les pauvres filles vendues qui servaient dans la maison, sans défense et sans abri contre le caprice du maître. Elles n'avaient pas le droit d'être respectées et tombaient, dès l'enfance, dans les bras de cet inconnu tout-puissant devant lequel il fallait trembler. Plus tard, déjà dégradées et connaissant leur force, elles savaient obtenir la clef des champs; elles se fai

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