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saient alors affranchir et continuaient de gré le métier qu'elles avaient appris de force; enfin, vieillies, elles vendaient leurs filles ou en achetaient d'autres à qui elles enseignaient leur art : « Point de pitié, disaient-elles à ces novices (c'est encore Plaute qui nous l'apprend), pille, déchire, dépouille tout homme qui te tombera sous la main. Ce serait un scandale, en vérité, de ménager les gens qui ne savent pas mener leurs affaires. Il faut qu'une bonne courtisane ait de bonnes dents : sourire à tout venant, douces paroles, la ruse au cœur, la flatterie aux lèvres. La courtisane doit être comme la ronce que nul ne l'approche sans lui laisser sa toison. »

Telle était et devenait la fille esclave. Je ne dis rien de l'enfant pire encore, de ce gamin de Rome qu'on trouve aussi dans Plaute, espiègle, impudent et gâté, versant le vin dans les coupes avec des grâces et des langueurs féminines. On lui donnait les noms les plus charmants, Amyntas, Hyacinthe, Narcisse; on conservait sa beauté par tous les raffinements de l'art, on allait jusqu'à lui pommader le visage, en le menant à la campagne, pour le protéger contre les injures du soleil.... Ainsi tous corrompus, jeunes et vieux, hommes et femmes: corrompus de toutes manières, par la servitude, le célibat, la privation de patrie, de famille, de conscience même, puisqu'ils n'avaient pas le droit de vouloir; corrompus par les honteuses nécessités de leur métier, par les caprices infâmnes qu'ils devaient subir; corrompus surtout par l'abjection où on les laissait vivre, car l'habitude de

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la honte est ce qui nous dégrade le plus, ils devenaient corrupteurs à leur tour, ils répandaient leurs vices dans les familles, et, les enseignant aux enfants dont ils étaient les pédagogues, préparaient des Romaius dignes des Césars. Et chaque jour croissant en nombre, inondant les campagnes d'où ils chassaient les hommes libres, débordant jusque dans les villes où ils s'emparaient des maisons, s'entassant par milliers sous un seul maître, leur multitude fit peur. << Autant d'esclaves, autant d'ennemis, » disait un proverbe. Lorsqu'on proposa au sénat de distinguer les hommes libres par l'habillement, un sénateur s'écria « N'en faites rien ! Les esclaves se compteraient et Rome serait perdue. » En effet, plus d'une fois, ils se comptèrent et on les vit alors se ruer dans les guerres civiles, comme des bêtes fauves, au rugissement d'un Spartacus. Hordes envahissantes, ils se multipliaient, grossissaient de jour en jour; instituteurs de l'enfance, ils devinrent les éducateurs du peuple, c'est-à-dire les histrions, les gladiateurs attirant aux amphithéâtres les foules qui désertaient le Forum. Et là, par des spectacles barbares, ils détournaient les âmes des grandes passions d'autrefois; ils dissipaient dans ces émotions énervantes la vieille énergie romaine qui, épargnée, eût donné peut-être des imitateurs au premier Brutus. Du pain et des fêtes! criait le peuple, et les esclaves répondaient : « Nous voici! c'est nous qui vous donnons des fêtes et du pain, qui travaillons aux champs et dans l'arène, qui tournons la meule et tombons avec gràce; vous ne

vivez plus que par nous. » Car la terre était entre leurs mains; aussi plus d'agriculteurs, plus d'agriculture; où Cincinnatus avait promené sa charrue, on ne trouvait plus que des forçats enchaînés et tatoués; où s'étaient élevés des villages florissants, on ne rencontrait plus que des ergastules. Si bien que cette terre féconde fut lasse d'être mère, commé disait un poëte : elle ne produisit plus de moissons, comme elle ne produisait plus d'hommes : le vin, le blé venaient de loin; un naufrage suffisait pour affamer les maîtres de l'univers. Et non-seulement l'agriculture, mais l'industrie, toute l'activité humaine appartenait aux esclaves ils s'étaient emparés du travail et l'avaient rendu honteux. La plèbe croisait les bras ou tendait la main, méprisant la vie laborieuse et trouvant la mendicité plus noble on compta trois cent vingt mille mendiants à Rome sous Jules César. C'est ainsi que, par la servitude, la servilité se répandit partout dans la société; c'est ainsi que les esclaves, ces parasites de l'empire, le rongèrent.

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III

APRÈS JÉSUS-CHRIST.

Adoucissement de la servitude. Un esclave de comédie au quatrième siècle : Pantomalus. - Les serfs. Les nègres.

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Quoi donc dans ce tableau tout noir, pas un rayon de lumière ? Dans cette foule d'êtres corrompus, pas un seul juste? Tu as mal étudié, Figaro; tu as fait trop de barbes et tu n'as point relu tes auteurs. Rappelle-toi les vieux serviteurs d'Euripide, qui suivaient leurs maîtres avec une si admirable obstination de dévouement, « dans les bons et les mauvais jours, du berceau à la tombe. » Rappelle-toi le Parménon du Plokion, dans Ménandre; le cervus bonæ frugi, dit Aulu-Gelle, attaché de cœur à la famille, à la maison où il sert, et plaignant l'homme auquel il appartient << avec l'émotion généreuse d'un ami et l'austère sagesse d'un vieillard. » Rappelle-toi ce cri

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d'un esclave dans Théophile : « Que dis-je et qu'al

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lais-je faire? Quitter et trahir mon maître bien« aimé, celui qui m'a nourri, sauvé, celui à qui je dois << de connaître les lois grecques, de savoir lire et « d'avoir été initié au culte des dieux ! » Rappelle-toi les serviteurs de Térence, encore un peu fripons, mais adoucis, attendris même, et disant de si douces choses en si jolis vers les Geta surtout, celui du Phormion et celui des Adelphes. Même dans ton Plaute n'as-tu pas rencontré Tyndare, héros d'épopée qui, pour hater la délivrance de son maître, demeurant captif à sa place, garde l'àme fière et le front haut, endure les tourments sans faiblir et dit chrétiennement au vieillard qui les lui inflige : « Que le ciel t'assiste, ་ bien que tu mérites un autre vœu ! » Et ce personnage n'était pas une pure imagination du poëte, ici l'histoire autorise la fiction. Figaro, mon ami, relis tes auteurs : ils te montreront l'écuyer de Flaminius tué au lac de Trasimène en couvrant son maître de son corps; l'enfant qui souffrit les supplices les plus cruels pour sauver la vie de l'orateur Antoine, et que de proscrits, pendant les guerres civiles, ont dù la vie à des esclaves qui, prenant leur place, s'étaient fait passer pour eux et massacrer pour eux! Eh bien! Figaro, vas-tu renier de pareils ancêtres? >>

Je ne renie rien, j'affirme seulement que ces ancêtres-là ne tenaient pas plus de place dans la société que Tyndare parmi les personnages de Plaute. Il est seul de son espèce, dans un groupe d'effrontés fri

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