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IV

EN ITALIE.

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Figaro reconnaît encore sa propre histoire dans la Clizia de Machiavel. Le peuple au seizième siècle. La comédie de Dante, de Boccace, de l'Arioste. Transformation de l'ancien esclave en valet, dans les comédies.

Treize siècles après Plaute et le citoyen Stalinon, vécut à Florence un marchand nommé Nicomaque, homme grave, résolu, respectable qui employait son temps honorablement. Il se levait de bonne heure, allait à la messe et donnait ses ordres pour les repas du jour, puis se rendait sur la place publique, au marché, au tribunal, s'il y avait affaire, ou s'entretenait de sujets honnêtes avec quelque citoyen bien famé, ou encore rentrait chez lui pour mettre ses écritures à jour et régler ses comptes. Il dînait ensuite agréablement avec sa famille et, le repas fini, conver

sant avec son fils, lui donnait de bons conseils ou, par des exemples anciens ou nouveaux, l'éclairait sur les hommes et lui apprenait à vivre. Sur quoi il sortait encore et employait le reste de la journée en affaires ou en entretiens sérieux. Le soir venu, l'Ave Maria ne sonnait jamais sans le trouver au logis. Il passait quelques instants au coin du feu, puis retournait à son bureau pour revoir ses livres. Trois heures après le coucher du soleil, il se remettait à table et soupait gaiement. Ainsi vivaient (selon Machiavel que j'ai traduit presque mot à mot) les bourgeois de Florence au commencement du seizième siècle. La vie de Nicomaque servait d'exemple à tous les autres qui auraient rougi de ne point l'imiter et, chez lui, tout marchait régulièrement, dans l'ordre et dans la joie.

Mais un beau jour, on le vit négliger ses affaires, ses propriétés, son négoce; il se mit à crier sans motif, à rôder sans but ne sachant plus ce qu'il allait faisant; il ne rentra plus que trop tard ou trop tôt, cessant de dîner et de souper à l'heure juste. Si on lui parlait, il ne répondait pas ou répondait à contresens. Son fils perdit le respect qu'il lui devait, ses serviteurs en vinrent à le railler tout haut; enfin, il n'y eut plus ni loi ni règle, chacun fit à sa tête et la maison, si prospère autrefois, menaça ruine.

Qu'était-il donc arrivé à l'honnête marchand? Douze années auparavant (en 1494), lorsque le roi Charles VIII avait passé par Florence, en marchant sur Naples, un jeune gentilhomme de la compagnie

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de Mgr de Foix, nommé Beltram de Gascogne, ayant été mis en logement dans la maison de Nicomaque, s'était lié avec lui d'amitié, si bien que plus tard, après la campagne, forcé de battre en retraite et craignant des combats désastreux, ce même Beltram avait confié au bourgeois de Florence, afin de le mettre en sûreté chez lui, le butin qu'il rapportait de Naples : une petite fille enlevée à ses parents. Voilà un récit un peu compliqué, mais ce n'est pas sans raison que je le rapporte. Si Machiavel a cru tous ces détails nécessaires, c'est apparemment qu'il fallait déjà beaucoup d'explications, au seizième siècle, pour justifier la captivité d'une enfant.

Cependant la fillette accueillie de bon cœur dans la maison de l'honnête bourgeois qui n'avait qu'un fils, grandit vite et se fit jolie, le fils grandit avec elle et finit par l'aimer, mais ce ne fut pas tout : le père, malgré ses cheveux blancs, l'aima lui-même : il flamba, le malheureux, comme du bois sec. Ainsi s'était déformé en moins de rien, ce digne vieillard, l'honneur et l'exemple de sa famille. Tant qu'au bout d'une année, on put dire de lui comme de Bartholo: « C'est un beau, gros, court, jeune vieillard, grispommelé, rusé, rasé, blasé, frisqué, et guerdonné comme amoureux en baptême à la vérité, mais ridé, chassieux, jaloux, sottin, goutteux, marmiteux, qui tousse et crache et gronde et gémit tour à tour. Gravelle aux reins, perclus d'un bras et déferré des jambes, le pauvre écuyer! S'il verdit encore par le

chef, vous sentez que c'est comme la mousse ou le gui sur un arbre mort : quel attisement pour un tel feu! »

Pris de telle sorte par le cœur, que fit Nicomaque? Il ne pouvait épouser la Clizia, puisqu'il était marié; quant à la séduire, il n'y songea pas longtemps, trouvant que c'était chose impie et laide. Il lui vint donc à l'esprit de la marier avec un serviteur de sa maison, nommé Pirro. Mais n'est-ce pas encore mon histoire que je raconte ? Hélas oui! Cette histoire, je la retrouve partout, dans l'antiquité comme dans les temps modernes; elle a égayé le théâtre grec, le théâtre romain, le théâtre italien ; elle a poursuivi les poëtes de tous les temps: Plaute l'avait prise à Diphile, qui l'avait probablement prise à d'autres et la Casina de Plaute est devenue la Clizia de Machiavel. L'auteur florentin eut donc en 1506 l'étrange idée de ressusciter Stalinon et de l'appeler Nicomaque. Pour justifier sa copie, il mit en scène un Prologue qui, au lever du rideau, saluait le peuple de Florence, un public élégant et très-fin que je `

vois d'ici dans un de ces théâtres mobiles construits dans la cour de quelque palais et richement décoré de tentures et de draperies. Le public salué, le Prologue lui disait dans une langue admirable que Plaute et Diphile n'auraient pas dédaigné de parler :

« Si les mêmes hommes revenaient au monde ainsi que se répètent les mêmes événements, nous nous retrouverions encore, avant cent ans d'ici, tous ensemble, en train de refaire ce que nous faisons

aujourd'hui. Ceci soit dit parce qu'autrefois, dans Athènes, noble cité de Grèce et très-ancienne, il y eut un gentilhomme qui, n'ayant d'autre enfant qu'un garçon, reçut par hasard dans sa maison une petite fille et l'éleva le plus honnêtement du monde, jusqu'à ce qu'elle eut dix-sept ans. Il arriva depuis que, tout d'un trait, lui et son fils s'en éprirent, concurrence d'amour d'où naquirent toutes sortes d'aventures et d'accidents singuliers. Après quoi le fils épousa la fille et vécut longtemps avec elle fort heureusement. Eh bien! une histoire exactement pareille, qu'en direz-vous? — est arrivée à Florence, il y a peu d'années. Et notre auteur, voulant faire représenter devant vous l'une ou l'autre de ces histoires, a choisi la florentine, pensant que vous y trouveriez plus de plaisir; car Athènes est en ruines: les rues, les places et les endroits ne s'y reconnaissent plus; ajoutez que les citoyens de cette ville parlaient en grec et que vous n'entendriez pas cette langue. Acceptez donc l'histoire arrivée à Florence, et ne vous attendez point à reconnaître les familles et les hommes, parce que l'auteur, pour prévenir les réclamations, a changé les vrais noms en noms supposés. Avant que la comédie commence il veut que vous voyiez les personnages, afin que vous les connaissiez mieux quand ils seront en

scène. >>

Là-dessus le Prologue appelait la troupe :

« Allons! disait-il, sortez tous, que le peuple vous voie! Les voici. Notez comme ils viennent à

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