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LES TEMPS LÉGENDAIRES.

Figaro déclare que son premier aïeul fut le premier esclave.
Il trouve parmi ses ancêtres la mère Ève, le patriarche Jacob

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et le Xanthias des Grenouilles. Les esclaves chez les Hébreux et dans Aristophane.

Mon premier ancêtre fut le premier esclave. Le premier esclave fut la première femme à qui Dieu dit : L'homme dominera sur toi. La première femme, instruite par le serpent qui était le plus fin des animaux des champs, dut s'armer de ruse pour se défendre. Voilà déjà toute mon histoire, aussi vieille que la Création.

Je retrouve cette histoire dans toutes les légendes: toujours la raison du plus fourbe résistant à la raison du plus fort. Isaac était le maître et son fils Ésaü, né le premier, devait commander après lui. Mais Isaac

avait une femme, Rébecca; Ésaü avait un frère, Jacob. Ésau né robuste et velu, grand chasseur, vivait dans les bois et plaisait à son père qui aimait les pièces de venaison. Jacob vivait sous la tente, avec sa mère. Famille divisée d'un côté les maîtres, de l'autre les esclaves ceux-ci, étant les plus faibles, furent les plus adroits. A l'autorité du vieillard qui était le chef de la famille, à la vigueur de l'homme violent qui éventrait et dépeçait les bêtes fauves, ils opposèrent l'éternelle malice des opprimés. Isaac est vieux, aveugle, il sent que la mort va venir et la venaison, comme on lit dans l'Écriture, est sa viande. Il dit donc à Ésaü : Prends ton arc et tes flèches et rapporte-moi du gibier «< afin que je mange et que je te bénisse avant que je meure. » Mais Rébecca qui écoute aux portes, ayant tout entendu, ne veut pas qu'Ésau soit béni, car cette bénédiction sera l'investiture de la royauté domestique. Isaac doit dire à celui qu'il bénira : « Sois le maître de tes frères et que les fils de ta mère se prosternent devant toi! » Que fera donc Rébecca? Je ne l'apprends à personne : elle cachera Jacob dans les vêtements de son frère et lui couvrira les mains de peaux de chèvre, afin qu'il reçoive, en passant pour Ésaü, la bénédiction du vieillard aveugle. Crispin n'eût pas mieux fait. Je vois plus tard ce même Jacob travailler vingt ans dans la maison de Laban : il est le plus faible et le plus pauvre et par conséquent il sert cet oncle, mais il le trompe et le quitte furtivement, en lui emportant ses filles, ses troupeaux et ses dieux. Il m'est donc

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permis de compter parmi mes aïeux des patriar

ches.

Il me serait même permis de compter, outre les patriarches, toute leur postérité. Les Hébreux nous donnèrent, en effet, le spectacle étonnant de tout un peuple asservi vingt fois en masse, depuis le temps des Pharaons jusqu'au nôtre, sans jamais disparaître et en résistant toujours. De là, peut-être, la douceur de la loi de Moïse pour les serviteurs et les captifs. Qu'un Juif tue un esclave, il est puni de mort; qu'il lui crève un œil ou lui casse une dent, l'esclave est libre. Entre enfants d'Israël, la domination rigoureuse est interdite, le temps de la servitude est limité à six ans; celui du travail à six jours. Le repos du sabbat est prescrit pour tous, pour l'étranger, pour le bétail protégé lui-même : défense de museler le bœuf, lorsqu'il foulera le grain. Les hommes qui appartiennent à d'autres hommes sont de la race d'Adam ; si on les affranchit, il n'est point permis de les renvoyer les mains vides. Les captives sont libérées quand le maître qui les a humiliées ne les aime plus. Servo sensato liberi servient, dit l'Ecclésiastique, et les Proverbes donnent au serviteur prudent l'autorité sur le fils de famille qui fait mal. Et chaque fois qu'il promulgue une de ces lois de clémence, le législateur divin répète à son peuple, avec une insistance d'un effet puissant et religieux : « Souviens-toi que tu as servi en Egypte. » Un jour le peuple ne voulut plus s'en souvenir et replaça sous le joug des serviteurs et des servantes qu'il avait renvoyés libres; on vit de

nouveau des Juifs esclaves de leurs frères, malgré la loi de Dieu. Alors l'Éternel se leva contre son peuple et le livra tout entier à l'épée, à la peste, à la famine; les campagnes furent dévastées, les villes incendiées, la Terre sainte devint un désert et des milliers de cadavres servirent de pâture aux oiseaux du ciel. Ce fut ainsi que la captivité de Babylone punit l'oubli de la captivité d'Égypte. Je vois donc là toute une race éternellement assujettie : elle le fut par l'ancienne Rome, elle le fut,par la nouvelle et l'est encore; elle commence maintenant à s'affranchir comme nous autres, par des moyens semblables: je raconterai plus tard la fortune de Turcaret.

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Pour le moment, revenons aux légendes. Parmi mes aïeux, je ne trouve pas seulement des patriarches, mais des dieux : Apollon entre autres, puis Hercule, cet esclave divin qui commandait à son maître mais je m'en tiens aux simples mortels. Et je signale d'abord ceux qui servirent les dieux, dans les plus beaux temps de la Grèce. Tel fut Xanthias, le Figaro de Bacchus. J'ai sur lui des documents précis: il était impertinent, ennemi de son maître, au comble de la joie quand il pouvait le maudire en cachette; il faisait l'important, l'avisé, écoutait aux portes, comme Rébecca, répétait aux étrangers ce qui se disait dans la maison; il aimait la bonne chère et les amours faciles. Son principal office était de débiter des facéties pour amuser les gens. Un jour, il suivit Bacchus aux enfers; il était monté sur un àne et portait au bout d'un bâton le bagage du dieu, mais il

trouvait ce bagage un peu lourd. Bacchus le traitait de sybarite.

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Quoi? Je suis à pied, moi Bacchus, fils de la bouteille; je me fatigue et je mets ce coquin sur un âne pour qu'il n'ait pas la peine de porter son paquet....

- Je ne le porte pas ? répliquait Xanthias.

Non, puisque tu es sur ta bête.

Ce que j'ai là, c'est bien moi qui le porte et non pas l'âne; non certes, non, par tous les dieux.

porte?

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Comment prétends-tu porter, puisqu'on te

Je n'en sais rien, mais j'ai l'épaule brisée.

Eh bien! reprenait Bacchus, puisque la bête ne t'est bonne à rien, soulève-la, maroufle, et portela sur tes épaules.

Ah! que je te frotterais volontiers les côtes! » s'écriait Xanthia's.

Cette conversation, qui divertissait fort les Athéniens, prouve que nul n'était grand homme pour son valet, ni dieu pour son esclave. C'était pourtant un être bien méprisé que Xanthias, et Charon, le batelier des enfers, refusait de le prendre dans sa barque. Mais en face de son maître, qu'il savait efféminé, débauché, poltron, l'esclave avait le verbe haut, rude et libre. Ils cheminaient donc ensemble, l'un suivant l'autre, dans leur excursion souterraine : Xanthias avec son paquet au bout d'un bâton, Bacchus déguisé en Hercule, la peau de lion sur le dos,

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