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Esculape. Vous verriez des gens curieux de l'avenir se diriger vers l'endroit où s'élevaient les chènes prophétiques de Dodone, et vous pourriez rencontrer des femmes stériles en pèlerinage pour aller s'asseoir, afin d'obtenir des enfants, sur un rocher qui était autrefois compris dans l'enceinte d'un temple de Diane. Les capitaines de pallikares demandent à l'omoplate du mouton, comme les anciens guerriers aux entrailles, des indices sur l'issue d'un combat, pour lequel leurs hommes se parent et se peignent, comme faisaient les Spartiates aux Thermopyles, leurs cheveux ramenés en arrière à la mode des Abantes. Dans les fètes populaires, la profusion des couronnes de fleurs et des guirlandes, les choeurs d'hommes et de femmes, les danses conservées par une tradition bien des fois séculaire, tout rappelle les descriptions des écrivains classiques.

Qu'importent après cela les laborieuses recherches par lesquelles un savant célèbre de l'Allemagne, Fallmerayer, a cru pouvoir prouver que le sang des habitants de la Grèce avait été profondément changé pendant le cours du moyen-âge par des invasions multipliées, et qu'il y avait aujourd'hui parmi eux plus de Slaves que de véritables Grecs? S'il en était ainsi, la nation hellénique présenterait le plus merveilleux phénomène de l'histoire; la scule force de l'esprit aurait donné de nos jours aux grands hommes de l'antiquité grecque des enfants qui leur seraient étrangers, et cependant les rappelleraient par tant de traits! N'est

il pas plus raisonnable de croire que, malgré des mélanges incontestables, le fond de la population de ces contrées célèbres n'a pas été essentiellement modifié ? Les Grecs ne sont devenus ni Albanais par l'influence des colons arnautes, ni Osmanlis par l'influence des conquérants turcs, ni Italiens par celle des Vénitiens, ni Romans par celle des Français et des Catalans; ils ne sont pas non plus devenus Slaves. Non-seulement ils ont fait preuve d'une ténacité extraordinaire dans la résistance qu'ils opposaient aux nationalités étrangères, mais encore ils ont montré qu'ils possédaient la force morale nécessaire pour les absorber, force que ne possédaient ni les Ottomans ni aucune autre tribu chrétienne de la Turquie. Leur langue a vaincu au moyenâge la langue slave; plus tard, dans un grand nombre de provinces, elle a vaincu la langue turque, même dans la bouche des Turcs, ainsi que la langue albanaise, privée de règles et d'alphabet. La population albanaise, telle qu'elle se trouve actuellement renfermée dans l'État grec, est sur le point d'être entièrement assimilée aux Grecs, comme, dans un contact plus immédiat, les Slaves aussi seraient absorbés par eux. Parmi les hommes de la guerre de l'indépendance, il y en avait de presque toutes les races chrétiennes de l'Orient européen Colettis était un Valaque du Pinde, Hadji-Christos un Bulgare, Vasso un Monténégrin; les hardis marins d'Hydra, les indomptables pallikares de Souli, Miaoulis, Tombazis, Botzaris, Tzavellas, appartenaient à la race albanaise, et cepen

dant tous ces hommes, sans distinction d'origine, étaient Grecs de sentiments, d'esprit, de génie : ils combattaient pour la patrie grecque, et ils se seraient tenus pour offensés, si l'on avait contesté leur nationalité. C'est qu'en effet l'hellénisme a conservé jusqu'à nos jours son plus remarquable et son plus précieux apanage, la faculté d'absorption et d'assimilation des éléments étrangers, que son contact sait rendre grecs.

Les philhellènes de 1821 avaient donc raison dans leur enthousiasme, lorsqu'ils croyaient s'intéresser aux véritables descendants des Grecs anciens; mais ils se trompaient en s'imaginant que ces Grecs étaient ceux de Miltiade et de Périclès. Rétrogradant vers la barbarie pendant quatre siècles de domination turque, le peuple hellène est revenu aux mœurs de l'àge d'Homère. Ce n'est pas, en effet, Xénophon, ni Thụcydide, ni même Hérodote, dont le souvenir revient à chaque pas dans la pensée lorsque l'on parcourt aujourd'hui la Grèce; les scènes qui se reproduisent sous les regards du voyageur sont celles de l'Iliade et de l'Odyssée. On rencontre dans toutes les montagnes des cabanes habitées par des pâtres comme Eumée, on y est accueilli, comme Ulysse déguisé en mendiant, par des chiens féroces de la vraie race antique des molosses; mais, comme lui, on y trouve une réception d'autant plus hospitalière de la part des bergers, qui ne demandent le nom et la patrie de leurs hôtes qu'après les avoir admis à leur foyer. Le pallikare descendu des monts de la Thessalie est vêtu à peu près comme

les anciens rois de la Phthiotide : il a leur caractère belliqueux, emporté, hardi jusqu'à la témérité; comme eux, il provoque ses ennemis par des injures, et engage un dialogue avec ceux-ci avant d'entamer le combat. Seulement, quand son ancêtre Achille marchait à la bataille, il avait des armes ciselées par Vulcain, et il mettait en fuite les guerriers de l'Asie au seul bruit de sa voix; de retour au camp, il fallait un bœuf entier pour apaiser sa faim et celle de ses compagnons. L'Achille moderne s'abrite derrière un cippe antique ou derrière un rocher pour faire usage de sa carabine, qui tient lieu du frêne du Pélion; l'étoffe a remplacé le métal dans son costume. De retour au liméri, c'està-dire au bivouac, il égorge et fait rôtir lui-mème un mouton, de la même manière que son aïeul s'y prenait pour sacrifier un boeuf; la proportion est gardée. Le farouche Diomède revit dans les Maïnotes; le souvenir de la race tragique des Atrides se réveille lorsque l'on entend l'histoire de cette puissante famille des Mavromichalis, qui laisse la pensée incertaine entre l'horreur et l'admiration, tant son nom rappelle à la fois de crimes et de gloire : d'un côté les meurtres de Capodistria, de Plapoutas et de Korphiotakis, de l'autre douze fils tombés sur les champs de bataille de l'indépendance! Mais, de tous les héros d'Homère, celui qui personnifie le mieux les Grecs d'aujourd'hui, dans leurs qualités et dans leurs défauts, est sans contredit Ulysse, intrépide navigateur qui se joue des flots et des tempêtes, marchand dans l'àme, madré comme un

vieux renard, amoureux des fables à tel point qu'il finit par ajouter foi lui-même à ses plus invraisemblables récits, beau parleur, brave comme pas un quand la nécessité le réclame absolument, mais préférant toujours se tirer d'affaire par la ruse plutôt que par le

courage.

L'état de société que l'on désigne par le nom d'âge héroïque est un état de violence. C'est ce qui arrive dans certaines parties de la Grèce. La vendetta ravage la Laconie et la Messénie comme la Corse il y a cinquante ans. Le brigandage reparait périodiquement dans quelques provinces malgré la gendarmerie, malgré les efforts du gouvernement, secondés par la population paisible, pour extirper du pays cette plaie, que les progrès de la prospérité matérielle feront seuls entièrement disparaître, en intéressant tous les citoyens au maintien de la tranquillité publique. L'existence du brigandage est le grand reproche que l'on adresse toujours à la Grèce; mais il faut reconnaître qu'on l'éxagère singulièrement. A en croire certains récits, on ne pourrait faire un pas hors d'Athènes sans être attaqué et dépouillé; rien n'est plus inexact. La Grèce vient de traverser douze mois entiers sans gouvernement, sans administration, sans armée, et dans cet espace de temps qui lui eût été si favorable, le brigandage s'est développé sur une échelle infiniment moindre qu'il n'existait, il y a douze ou quinze ans, dans la situation normale des choses. On parlait beaucoup de brigands en 1863 dans les journaux de l'Occident, on

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