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en parlait beaucoup aussi à Athènes, surtout dans la colonie européenne; mais en fait de crimes de ce genre bien avérés, on ne pouvait en citer que neuf dans toute l'étendue du pays et dans l'année entière. Sortiez-vous d'Athènes pour aller dans les provinces, vous trouviez sur les routes une complète sécurité, et nous pouvons en parler pertinemment, car un an s'est à peine écoulé depuis que nous avons parcouru une grande partie de la Grèce, seul, sans escorte, et sans y faire une mauvaise rencontre.

Il serait d'ailleurs bien difficile que le brigandage fût complétement déraciné dans le royaume hellénique. Il y a quarante ans, la vie de klephte, c'est-à-dire d'outlaw, de bandit sinon de brigand, était la seule ouverte à l'homme d'un caractère assez généreux pour ne pas courber patiemment la tête sous le joug des dominateurs étrangers, elle était la seule forme de la résistance nationale elle est donc entourée d'une auréole de gloire chevaleresque. Les pères de ceux qui arrivent maintenant à l'âge d'homme l'ont tous menée, et bien des anciens klephtes sont encore vivants et pleins de vigueur, racontant à la jeunesse leurs exploits, héroïques sans doute et ennoblis par la grandeur de la cause qu'ils servaient, mais où souvent les conditions et les nécessités d'une guerre de cette nature les ont amenés à des aventures peu compatibles avec un état de société régulier, quelquefois même avec le code pénal. La durée d'une génération ne suffit pas pour effacer des impressions de ce genre, pour faire complé

tement pénétrer dans toutes les couches de la population l'idée bien nette que, la condition politique du pays ayant changé, la révolte contre l'état social a aussi changé de nature, et pour lui faire comprendre que ce qui était action patriotique chez les pères est devenu crime chez les fils. Cela est encore plus difficile dans les provinces limitrophes de la Turquie; de l'autre côté de la frontière (que ne marque dans toute son étendue aucun obstacle naturel) la situation des choses est la même qu'en Grèce avant 1821. Ainsi la même action prend un caractère moral différent des deux côtés d'une ligne purement idéale; ce qui est patriotisme et courage généreux au delà, est en deçà brigandage. On ne saurait s'étonner si quelques-uns s'y trompent encore.

Au reste, lorsque nous parlons de brigands, nous employons une expression impropre pour nous conformer à l'usage: nous devrions plutôt nous servir des mots de partisans politiques. C'est toujours, en effet, au nom d'un parti ou d'une passion politique qu'ont lieu en Grèce les actes de violence contre les personnes ou les propriétés et que se forment les bandes; elles n'attaquent presque jamais que les individus du parti contraire. Le brigandage proprement dit, celui qui nʼa que le vol pour mobile et dont le fameux Davélis, en 1856, a fourni le type le plus féroce et le plus redoutable, s'il se rencontre quelquefois en Grèce, n'y est pas indigène; il vient des frontières du nord, c'est-à-dire de la Turquie, car ce n'est pas la Grèce, mais la Turquie, qui est infestée par des nuées de malfaiteurs armés

courant les campagnes et rançonnant les voyageurs. Il n'y a plus de brigands proprement dits dans le Péloponèse et dans les îles de l'Archipel, parce que le Péloponèse et les îles ont des frontières naturelles et peuvent se défendre. On en voit dans le nord de la Grèce, parce qu'il n'y a point là de frontières naturelles 1. Mais qui parle des brigands des environs de Constantinople ou de Smyrne 2? La mode est de parler de ceux de la Grèce. « Attendons la fin de la mode, >> comme écrivait un jour M. Saint-Marc Girardin.

Ce que nous venons de dire de l'état social de la Grèce paraîtra sans doute en contradiction avec les faits et les chiffres que nous avons donnés sur la diffusion de l'instruction dans ce pays; mais ce n'est pas la pre

1. Les causes du brigandage dans le royaume hellénique tiennent surtout au détestable système adopté par les Turcs pour la garde de leurs frontières. La police des provinces limitrophes est confiée chez eux à des chefs militaires qui, prenant la poursuite des brigands à forfait, s'approprient l'argent que le gouvernement leur fournit pour l'entretien des soldats, et pactisent avec les malfaiteurs afin de ne pas avoir à les combattre. Ceux-ci, après avoir commis leurs déprédations, rentrent en Turquie, où ils trouvent un asile sûr et où ils sont immédiatement engagés parmi les gendarmes irréguliers, en attendant qu'ils trouvent l'occasion de se livrer à de nouvelles incursions.

2. Il y a six mois le courrier de Roumélie était attaqué par les brigands à une heure seulement de Constantinople, trois des Tartares qui le portaient étaient tués et 200,000 francs enlevés. Les journaux de Paris n'ont même pas mentionné ce fait. En revancl.e, dans le même moment ils parlaient d'actes de brigandage imaginaires qui se seraient produits aux portes d'Athènes. C'est ainsi qu'on écrit l'histoire, grâce aux arguments irrésistibles que sait employer à propos le gouvernement ture.

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mière fois que la Grèce aura présenté le contraste d'un développement intellectuel très-remarquable avec un état de société dans l'enfance, et l'on peut même presque dire dans la barbarie. A une époque où l'on ne savait pas encore travailler le fer, qui n'est pas nommé une seule fois dans les poëmes d'Homère, et où l'on immolait des hommes aux dieux pour obtenir des vents favorables, l'instrument de l'intelligence, la langue, avait devancé si rapidement par ses progrès les autres instruments humains, que déjà Hésiode et Homère pouvaient faire parler toutes les passions et décrire toutes les œuvres des dieux et des hommes. Ainsi la culture intellectuelle avait précédé, chez les anciens Grecs, toutes les autres cultures. Le même phénomène se reproduit aujourd'hui chez leurs descendants. La charrue est encore celle de Triptolème, le vin continue à être renfermé dans les outres et mêlé de résine; toute voiture, même l'utile brouette, est inconnue hors des environs d'Athènes et de deux ou trois autres villes; à peine existe-t-il vingt-cinq lieues de routes dans le pays; partout, excepté dans les villes, les matelas sont une invention qui ne s'est pas fait jour, et on couche par terre sur un tapis ou enveloppé dans son manteau., Au bas de l'édifice de la civilisation, il n'y a presque rien encore; mais il en est autrement du faite la Grèce semble vouloir avant tout des académiciens, des philosophes, des poëtes, plus tard elle fera des ingénieurs et des mécaniciens.

La Grèce d'ailleurs, on ne saurait trop le dire, telle

qu'elle est aujourd'hui, travaillant à se débrouiller du chaos de barbarie où l'avait jetée la domination turque, est le pays des contrastes. Il n'y a pas de meilleure image de l'état de la Grèce que l'aspect des rues d'Athènes. Près d'une boutique à la turque, dans laquelle le marchand s'assied sur ses genoux en déroulant gravement entre ses doigts les grains de son chapelet, on voit une marchande de modes de Paris ou un café à la française avec un billard d'acajou. Ici un groupe de Maltais, accroupis dans la rue, attendent l'emploi de leur activité, là des pallikares à la blanche fustanelle, à la veste dorée, aspirent la fumée du narguileh; des marins de l'Archipel, portant leurs gilets rouges et leurs larges pantalons, se promènent en se tenant par le petit doigt avec le dandinement qui leur est particulier, tandis que d'autres Grecs, vêtus à l'européenne, finissent une bouteille de bière en fumant la cigarette et en dissertant en français sur les journaux de Paris. Celui-là porte le costume grec avec un chapeau de paille, celuici une redingote française avec la fustanelle et les grandes guêtres qui ont remplacé les cnémides antiques. Il n'y a pas, nous le répétons, une plus juste image de la société grecque dans son état actuel. A côté de la civilisation la plus raffinée, on y rencontre des mœurs presque sauvages; à côté d'un instinct aussi démocratique que celui des Américains, on y voit des existences féodales pareilles à celles des barons du Xe siècle, fondées sur la violence et soutenues par la rapine.

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