progrès qu'ils aient accomplis, ils parvienaraient diffi~cilement à se passer de l'élément d'activité et d'intelligence que maintiennent les colonies d'Hellènes établies dans presque toutes leurs grandes villes, où elles ont su se mettre en possession du commerce et d'un grand nombre de professions libérales, telles que la médecine. Là où l'hellénisme a fait pénétrer son influence, les Bulgares ont aussi été relevés à leurs propres yeux; dans l'état de décadence où la servitude les avait réduits, ils n'avaient eux-mêmes presque plus l'amour de la patrie, et leurs seuls patriotes sont sortis des écoles grecques. Il serait facile de montrer l'action des Grecs, aussi grande et aussi féconde, pénétrant par une sorte d'infiltration latente dans l'Asie-Mineure et dans la Syrie, au sein des Maronites du Liban, et même plus d'une fois auprès des chefs musulmans qui, comme Ali-Bey et l'émir Daher, essayèrent d'y élever le drapeau d'une nationalité arabe contre la Porte-Ottomane. De toutes les races qui habitent la Turquie, la race grecque est la plus intelligente et celle qui possède le plus remarquable ensemble de qualités. Seuls dans l'Empire ottoman, les Grecs s'occupent activement de fabriquer; ils sont plus laborieux qu'aucun autre peuple du midi. Dès les premiers débuts de leur régénération, ils se sont montrés tellement supérieurs dans le commerce et dans la navigation, que les Anglais, bons juges en pareille matière, et tout étonnés de leur habileté, de leur persévérance, de leur esprit d'éco nomie, ont prédit à leur marine un succès extraordinaire. Et cette prédiction, nous la voyons aujourd'hui réalisée, puisque les Grecs, tant du royaume hellénique que des ports de la côte de Turquie, ont actuellement entre leurs mains tout le cabotage du Levant et font même une concurrence victorieuse aux autres pavillons dans la grande navigation entre ces contrées et les ports de l'Europe occidentale. Les Grecs ont une vie de famille plus intime, plus unie et plus pure que bien des peuples méridionaux plus avancés qu'eux; ils traitent les femmes avec respect, et par cette seule raison il est permis d'affirmer que la perspective d'une civilisation supérieure leur est ouverte. Ce sont là les traits les plus caractéristiques qui distinguent le Grec du Turc, paresseux et craignant la mer; de l'Albanais, sauvage, grossier et perfide, qui avilit sa femme jusqu'à en faire sa servante et presque sa bête de somme; du Slave, courageux, mais sans intelligence politique, et jusqu'à présent incapable de dépasser un certain degré de civilisation; du Roumain, plongé dans toutes les fanges de la corruption byzantine, qui se fait un jeu de profaner par l'abus du divorce les liens sacrés du mariage; du Juif et de l'Arménien, cupides tous les deux, et ne sachant pas faire du produit de leur travail un usage profitable aux autres. Ce sont ces qualités qui, même dans la servitude, rapprochent les Grecs des sociétés occidentales, et qui leur ont valu des sympathies que l'on a pu ébranler, mais non jamais entièrement déraciner. Pour quiconque étudie la situation de la Turquie depuis trente ans, deux faits dominent les graves événements qui s'y sont accomplis sans amener encore la solution de la question d'Orient : c'est la décadence de plus en plus irrémédiable des musulmans et en même temps les progrès de la population chrétienne. Ces progrès se sont réalisés dans toutes les branches. Depuis trente ans, les chrétiens de la Turquie ont grandi en nombre, en intelligence, en moralité, en instruction, en richesse. Ce ne sont plus les rayas abaissés et tremblants du début de ce siècle : si les tanzimats, les hattischérifs et les hatti-houmayouns sont demeurés lettre morte, si rien n'a été réellement fait pour établir l'égalité politique tant de fois promise des religions et des races, ils ont aujourd'hui le sentiment de leur force et de l'impuissance croissante de leurs dominateurs; ils comprennent que la prépondérance passera bientôt entre leurs mains. Ainsi se prépare l'unique solution praticable et juste du grand problème oriental, celle qui s'accomplira par la régénération et l'affranchissement des races de l'Orient sur le sol qu'ont possédé leurs ancêtres. Dans ces deux faits de premier ordre, l'initiative et l'action principale appartiennent incontestablement à l'élément grec. Lorsque l'Empire ture s'écroulera définitivement, et que de ses débris sortiront de jeunes. nations chrétiennes, la part territoriale des Grees ne sera sans doute pas celle que supposaient les philhellenes de 1821, celle que les Grecs eux-mèmes rèvent dans leurs aspirations d'avenir : elle sera peut-être la plus restreinte de toutes; mais la race hellénique n'en aura pas moins à s'enorgueillir d'avoir semé une moisson dont elle ne recueillera pas tous les fruits. Elle aura su accomplir en Orient une œuvre aussi grande et aussi féconde que celle de ses ancêtres, et elle gardera toujours la primauté d'intelligence, de civilisation et d'influence morale sur les peuples qu'elle aura contribué à délivrer. La race grecque est, en effet, l'intermédiaire obligé par lequel les idées et la civilisation de l'Europe pénètrent au sein des peuples chrétiens de l'Orient. Le contact direct des Européens ne produit pas sur ces peuples un effet aussi heureux : il corrompt plus qu'il ne civilise, il porte la mort plutôt que la vie. C'est, dans le grand travail de décomposition et de recomposition dont les contrées qui ont été le berceau de nos connaissances sont aujourd'hui le théâtre, un réactif trop puissant, qui brûle tout ce qu'il touche, qui détruit sans reformer. Pour avoir une action salutaire, il faut peut-être qu'il se soit affaibli, qu'en passant par l'intermédiaire d'une race qui tient autant de l'Orient que de l'Europe, il soit devenu plus propre au milieu dans lequel il doit agir. L'œuvre des Grecs dans les contrées orientales, la mission qui leur est dévolue et qu'ils s'appliquent à remplir, sans peut-être en comprendre eux-mêmes la portée, est donc grande et belle; mais une nation ne saurait travailler avec succès à une œuvre semblable, si elle ne possède pas un centre de vie intellectuelle et morale, un point d'où rayonnent tous les efforts et qui leur donne à la fois l'impulsion et l'unité. Ce centre, c'est le royaume hellénique. C'est pour cela que le microsco pique État de la Grèce, tout faible, tout troublé qu'il est, demeure d'une importance capitale dans les affaires de l'Orient et ne saurait trop attirer l'attention des politiques. C'est dans ce sens que l'on peut affirmer, en dépit du découragement et des déceptions de quelques-uns des philhellènes, que l'œuvre commencée à Navarin n'a pas été perdue, qu'elle a été, au contraire, le point de départ d'une ère nouvelle pour les chrétiens de la Turquie. Si la race grecque est l'intermédiaire et comme la distributrice des idées de l'Europe parmi les Orientaux, c'est à Athènes qu'elle les reçoit, qu'elle se les approprie; c'est de là que, passant du rôle de disciple à celui de maître, elle les répand parmi ceux qui sont moins préparés qu'elle à les recueillir de première main. Pour se convaincre du rôle important que joue la race grecque en Orient, il ne faut pas se borner à visiter les Échelles des côtes de l'Asie-Mineure et de la Turquie, à suivre la ligne des bateaux à vapeur, comme le font trop de touristes qui n'ont de rapports qu'avec les maîtres d'hôtels et les domestiques de place; il faut pénétrer dans l'intérieur du pays et vivre au sein des populations. Chaque ville possède un médecin, c'est un Grec élevé à Athènes. Chaque ville possède un maître d'école, c'est un Grec élevé à Athènes. Si on rencontre un avocat en possession de soutenir les procès devant les tribunaux consulaires, un industriel, un |