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Tout se trouva dès lors remis en question. Il y avait un an et demi que l'on discutait, et l'on n'était pas plus avancé que le premier jour. Les exécuteurs testamentaires commençaient à être fort embarrassés, quand, en juin 1662, le duc de Mazarin proposa d'établir le collège dans les bâtiments du Luxembourg, alors palais d'Orléans 1. Il allait être mis en vente, et on pouvait l'avoir pour onze à douze cent mille francs 2. Cette nouvelle fut accueillie avec enthousiasme, et le projet aussitôt soumis au roi.

Mais, dans l'intervalle, Levau avait dressé un plan qui représentait le collège construit sur les terrains de Nesle. La chapelle s'élevait au milieu d'une vaste place demi-circulaire, et le portail se trouvait faire face à celui du Louvre. Cette dernière considération avait paru toucher beaucoup Louis XIV 3; aussi, quand on lui parla du Luxembourg, éleva-t-il d'abord quelques objections fondées sur la dépense qu'entraînerait l'appropriation des bâtiments. Il déclara ensuite que ce palais étant MAISON ROYALE ‘,

et indigne de son approbation, estant préjudiciable au port, à la rivière, au bien et à la décoration de la ville. Et l'on ne peut pas s'imaginer que Sa Majesté ait veu et considéré les advis qui en ont été dressez par Messieurs les conseillers d'Estat, prévost des marchands, eschevins et autres à ce députez, parce que jamais sa bonté, sa magnificence et toutes ses autres vertus royales, qui sont intéressées et même responsables à la postérité d'un ouvrage de cette conséquence, n'y eussent esté contraires, comme l'exécution le veut faire croire. » (Considérations sur le dessein de la place et du quay proposez à faire vers la tour de Nesle, en ce qui concerne le service du Roy et la gloire de feu M. le cardinal Mazarin, l'utilité et la décoration publique. 11 pages in-4o, sans 1. n. d., p. 1.

1. « Cum nullius hæc loci commoditas inquirentibus sese offerret, venit in mentem palatium Luxemburgicum pecuniis comparare, in eoque figere sedem collegii. » Præfatio catalogi alphabetici bibliothecæ Mazarineæ.

2. Dans une transaction qui eut lieu le 26 mai 1646 entre Louis XIV et Gaston, le Luxembourg, dix-huit arpents de terre sis au Mont-Parnasse, et quelques autres domaines qui avaient été constitués en dot à Marie de Médicis, furent estimés 1,800,000 livres. Plus tard, le Luxembourg fut cédé, moyennant 500,000 livres, à Anne-Marie-Louise d'Orléans, duchesse de Montpensier; c'était en réalité l'estimer un million, car la duchesse était déjà, en vertu de ses droits personnels, propriétaire de la moitié du fonds. 3. « Quæ causa potissimum impulit ad eligendum illud solum, hoc nempe fuit, ut veteri Luparæ ædium facies jucundior objiceretur ex adverso. » Præfatio catalogi alphabetici bibliothecæ Mazarineæ.

4. Le palais du Luxembourg avait été bâti par Marie de Médicis. Le

un collège ne pouvait y être établi, et finit par ordonner l'adoption du projet de Colbert et des plans de Levau.

Je dois donc rappeler le passé de l'emplacement qui venait d'être choisi. Peu d'endroits dans Paris ont une histoire plus fertile en événements.

A l'époque où Philippe-Auguste entreprit d'élever autour de la rive gauche un mur d'enceinte, le clos de Lias, de Laas ou de Liaas, qui s'étendait le long de la Seine depuis le Petit-Pont jusqu'à notre rue Bonaparte, appartenait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Dès le siècle précédent, elle avait commencé à l'aliéner. Moyennant trois sols de redevance par maison et par année, les religieux avaient permis (1179) que l'on construisît sur la partie orientale, et les rues Serpente, du Jardinet et Suger avaient ainsi pris naissance. La partie occidentale, celle qui nous intéresse ici, était encore couverte de vignobles; tout au plus voyait-on, au bord du fleuve, quelques cabanes destinées aux pêcheurs qui devaient entretenir l'abbaye de poissons frais.

Au point précis où s'élève aujourd'hui le pavillon est de l'Institut se dressa une forte tour, qui prit d'abord le nom de Philippe Hamelin, alors prévôt de Paris. Bâtie sur une sorte de talus que submergeaient en hiver les hautes eaux de la Seine, elle avait vingt-cinq mètres de hauteur sur dix de diamètre. Ses trois étages étaient sans doute surmontés d'un toit conique. Charles V lui substitua une plate-forme crénelée, sur laquelle conduisait un escalier à vis placé dans un tourillon accolé à la tour principale et plus élevé qu'elle. Les vues que nous ont laissées Callot, Israël Silvestre et Perelle peuvent donner une idée assez exacte de cet édifice, si l'on a soin de remplacer les hautes fenêtres carrées de la grosse tour par des baies plus étroites, de forme ogivale et garnies de treillis en fer. Nous verrons plus loin que la porte ouverte à l'ouest de la tour n'existait pas encore.

2 avril 1612, elle acheta pour 90,000 livres l'emplacement et les constructions légères qui le couvraient. Les travaux commencèrent en 1615 et furent achevés vers 1620. Marie de Médicis légua ce palais à Gaston d'Orléans, son second fils.

Le mur d'enceinte devait commencer au tourillon. Il divisait en deux parties les cours de l'Institut dans toute leur longueur, et continuait en ligne droite jusqu'à la rue Guénégaud qu'il franchissait, ainsi que le passage Dauphine, pour venir aboutir rue Dauphine, en face du passage du Commerce, presque exactement à l'endroit où finit la rue Mazet 1. J'indique, comme on voit, au moyen des rues actuelles, le tracé de cette muraille qui, au XIIIe siècle, s'avançait à travers le clos de Lias, sans autre obstacle que les ceps de vigne appartenant aux religieux de Saint-Germain.

Cette solide clôture consistait en deux murs, reliés entre eux par un blocage de moellons mêlés à du ciment. Les faces des deux murs de soutien étaient formées de pierres équarries, et mesurant en moyenne vingt-sept centimètres de haut sur trentecinq de large. Les fondations reposaient sur un massif de cailloux réunis par un ciment dur et serré. La muraille avait environ trois mètres d'épaisseur et neuf mètres de hauteur, en comptant le chaperon et le parapet. De distance en distance, et espacées de soixante-dix mètres environ, s'élevaient de petites tours dites tournelles, noyées dans le mur et le débordant de deux mètres. au dehors; l'intérieur, de forme circulaire, pouvait avoir deux mètres de diamètre. D'abord recouvertes d'un toit conique, ces tourelles furent plus tard crénelées. De loin en loin, le mur d'enceinte était interrompu par des portes monumentales qui donnaient accès dans la ville.

La nouvelle enceinte avait fort agrandi Paris, aussi renfermait-elle de vastes espaces sans habitations, des cultures, des vignobles, des jardins et des terres en friche. « En celle année (1211), disent les Chroniques de Saint-Denis, fist le roy Phelippe clore de murs la cité de Paris, en la partie devers le midi jusques à l'eaue de Saine, si largement que il encenist 2, dedens la closture des murs, les champs et les vignes; puis commanda que on

1. Ancienne rue Contrescarpe.

2. Du verbe enceindre.

fist maisons et habitations partout, si que toute la cité semblast plaine jusques aux murs 1. » C'est sans doute pour obéir à cette injonction qu'un seigneur de Nesle acheta à l'abbaye de SaintGermain une partie du clos de Lias, en fit arracher les vignes, et les remplaça par une opulente demeure. La date de la construction n'est point connue, mais le manoir existait déjà dans la seconde moitié du xe siècle, puisque les rôles de la taxe levée sur Paris en 1292 citent au nombre des contribuables le concierge de Nesle 2.

L'hôtel couvrait à peu près l'emplacement aujourd'hui compris entre la Seine, la rue Mazarine et la rue de Nevers; il s'appuyait donc, d'un côté, à la tour Philippe-Hamelin, qui ne tarda pas à prendre son nom. En 1308, il était la propriété d'Amaury de Nesle, et celui-ci le vendit à Philippe le Bel, moyennant «< cinq mille bons petits parisis.

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Tout le long du cours de la Seine, la rive descendait en pente douce jusqu'au fleuve, et devant l'hôtel «< il y avoit, nous dit Dubreul 3, une saulsaye, à l'ombre de laquelle les habitans s'alloient promener et rafraischir en esté. » Mais, durant l'hiver, l'eau montait, et envahissait les bâtiments, dont il minait les fondations. Aussi, quand Philippe le Bel les eut acquis, ordonnat-il au prévôt des marchands de faire abattre les saules et de les remplacer par un revêtement de pierre destiné à maintenir le fleuve dans son lit. C'est là le premier quai qui ait existé à Paris.

Transmis par succession à Philippe le Long, l'hôtel passa à Jeanne de Bourgogne, sa femme, et c'est à elle que la tradition attribue les crimes qui ont rendu fameuse la tour de Nesle. On raconte qu'elle appelait les jeunes gens qui passaient sous ses fenêtres, se donnait à eux, les retenait toute la nuit, et le lende

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main les faisait jeter dans la Seine. Brantôme n'ose pourtant affirmer le fait. Il parle bien d'une « reyne qui se tenoit à l'hostel de Nesle à Paris, laquelle faisoit le guet aux passans, et ceux qui luy revenoient et agréoient le plus, de quelques sortes de gens que ce fussent, les faisoit appeler et venir à soy; et, après en avoir tiré ce qu'elle en vouloit, les faisoit précipiter du haut de la tour qui paroist encores, en bas en l'eau, et les faisoit noyer. » Puis il ajoute : « Je ne puis dire que cela soit vray, mais le vulgaire, au moins la pluspart de Paris, l'affirme ; et n'y a si commun, qu'en luy monstrant la tour seulement, et en l'interrogeant, que de luy-mesme ne le die 1. » Le poète Jean Second, dans une pièce de vers qu'il a consacrée à l'hôtel de Nesle, est beaucoup plus affirmatif que Brantôme 2, et Villon appuie son assertion dans ces trois vers:

Semblablement où est la Royne

Qui commanda que Buridan

Fut jetté en ung sac en Seine 3.

Mais le témoignage le plus important et le plus précis est celui de Robert Gaguin, historien sérieux qui écrivait, comme Villon, au xvie siècle. Après avoir parlé des débauches auxquelles se livraient les trois princesses épouses des trois fils de Philippe le Bel, il ajoute que ces désordres donnèrent naissance à une première tradition, injurieuse pour Jeanne de Navarre, femme de leur père. On prétend, dit-il, que cette reine recevait des écoliers dans son lit, et afin d'effacer toute trace de ce crime, les faisait ensuite jeter dans la rivière par la fenêtre de sa chambre : « eosque, ne pateret scelus, protenus in Sequanam amnem de cubiculi sui fenestra abjecisse. » Un écolier, Jean Buridan, échappé par hasard à cette exécution, n'aurait pas craint de divulguer le danger qu'il avait couru. Gaguin défend avec raison

1. Brantôme, édit. Lalanne, t. IX, p. 244.

2. Joannis Secundi opera, édit. de 1582, p. 87 verso. 3. Ballade des dames du temps jadis, 2o strophe.

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