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le Père Louis Jacob, un religieux carme, qui fut successivement bibliothécaire de l'abbé de Gondi, le futur cardinal de Retz, et du premier président Achille de Harlay. Il figure souvent dans les comptes de Naudé, qui se fit plus d'une fois seconder par lui1. Cette nomenclature est bien courte, elle mentionne seulement l'élite des «< doctes >>> qui venaient profiter des largesses de Mazarin; mais quels étaient les autres? Peut-être voyait-on déjà autour de Naudé quelques habitués, ancêtres des bons désœuvrés auxquels donnent souvent asile nos bibliothèques modernes. Constatons seulement que, dès le milieu de l'année 1644, Naudé ne peut plus suffire seul au service. Il avait déjà un <«< serviteur,» il se voit forcé de prendre encore un aide, un sieur Claude, à qui il donne sept sols et deux liards pour chaque séance ?.

La bibliothèque de Mazarin s'accroissait rapidement, « sans cesse, dit le Père Louis Jacob, on la remplissoit des livres les plus rares qui s'imprimoient tant dedans que dehors le royaume de France 3. » Mais le cardinal voulait que sa fondation ne fût surpassée par aucune autre, il parlait à tous de sa « passion, » et s'efforçait d'y intéresser les généraux qui commandaient au delà des frontières, ainsi que les ministres de la France à l'étranger. Le 5 février 1644, il écrivait à M. de Tracy, intendant de l'armée du maréchal de Guébriant: « Je vous suis très obligé des livres que vous avez pris la peine de me faire recouvrer; ne vous donnez pas la peine de faire relier ceux qui ne le seront

1. « Au R. P. religieux qui m'a aidé quatre jours durant, 10 liv. Pour quatre disners du mesme, 3 liv. 10 s. - Au P. Louys, pour l'impression des vers du P. Caron, 7 liv. 5 s. En fromage pour le Père, 10 s. Au R. P. carme pour le faire entrer au couvent de la place Maubert, 30 liv. Au Père Louys pour l'impression des Vies du Père Caron, 7 liv. 5 s.»

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2. « A Claude, pour avoir assisté mon serviteur quatre jeudis, 1 liv. 10 sols. A Claude, tant pour ses Au mesme, pour deux jeudis, 15 sols. disners que vacations de quatre jeudis à la bibliothèque, 2 liv. » Extraits des comptes de Naudé, dans la Correspondance littéraire, année 1861, p. 347. 3. L. Jacob, Traicté des bibliothèques, p. 488.

4. J.-N. Erythræus (J.-V. Rossi), Epistolæ, t. II, ep. 8, p. 18.

pas, mais de les faire porter en blanc, afin que je les fasse relier à ma mode 1. » Le 16 avril de la même année, il envoie à M. de Beringhen, chargé d'une mission en Hollande, une liste des livres qu'il désire obtenir de lui 2. Il mande à Turenne 3, le 18 août : « Je vous prie de vous souvenir, sy on prenoit quelque ville où il y eust des livres, ou vieux ou manuscrits, de donner ordre à quelque personne entendue d'en faire chercher pour ma bibliothèque. Vous sçavez que c'est une de mes plus fortes passions, et au cas qu'il y faille de l'argent, je le feray ponctuellement fournir, et avec une grande joye. » Le 8 décembre 1645, il écrit à un intendant du Poitou : « Si la Bible manuscrite que vous me mandez avoir appris qu'il y a vers Fontenay vous semble telle, en la voyant, qu'elle mérite que l'on en fasse cas, vous me ferez plaisir d'avancer pour moy ce qu'elle coustera, et de me l'envoyer ensuite avec le Flos mundi. Je verray volontiers l'un et l'autre dans ma bibliothèque, pour estre venus de vostre part, autant que pour leur propre valeur 3. » Enfin, le 16 octobre 1646, il termine ainsi une longue lettre adressée à M. Brasset, résident de France à La Haye : « J'eusse esté bien ayse que vous n'eussiez pas retenu le livre que vous aviez faict dessein de m'envoyer. Je vous prie de me l'adresser, et tous ceux qui s'imprimeront de nouveau, sans exclure mesme les libelles, et quoyqu'ils soient en langue du pays. Je vous en auray obligation 6.

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Naudé avait, en effet, épuisé les catalogues de tous les libraires de Paris. Les publications courantes, encore peu nombreuses 7, étaient faciles à réunir; les ouvrages publiés à l'étran

1. Chéruel, Lettres de Mazarin, t. I, p. 570.

2. Ibid., t. I, p. 667.

3. Il venait d'assurer le succès de la bataille de Nordlingen.

4. Chéruel, Lettres de Mazarin, t. II, p. 214.

5. Lettre publiée par E.-J.-B. Rathery, dans le Bulletin du Bouquiniste, n° du 1er février 1861.

6. Chéruel, Lettres de Mazarin, t. II, p.

334.

7. Voyez L. Jacob, Bibliographia Parisina, hoc est catalogus omnium librorum Parisiis, annis 1643 et 1644 inclusive, excusorum, et la Bibliographia gallica pour les provinces.

ger faisaient donc seuls défaut. Richelieu avait indiqué déjà le moyen de se les procurer, il avait envoyé son bibliothécaire. Jacques Gaffarel en Italie, et Jean Tileman Stella en Allemagne, avec mission d'y ramasser les meilleurs livres et les plus précieux manuscrits 2. Mazarin suivit cet exemple. Sur l'ordre de son maître, Naudé fit d'abord un court voyage en Flandre 3. Accompagné d'un sieur François de la Poterie, médiocre helléniste qui plus tard lui succédera, Naudé se rendit à Douai et à Arras où il acheta un certain nombre de volumes dont le prix s'éleva à environ quinze cents livres. A Arras, il était entré en négociations avec « un M. de la Tour, »> et avait sans doute reçu quelques services de ses domestiques, car aussitôt rentré dans Paris, il envoie à son cuisinier des lardoires qui coûtèrent une livre, et à son maître d'hôtel une perruque qui fut payée sept livres 4.

En août 1645, Naudé partit pour l'Italie. Il en revint le 12 mars 1646, rapportant ou précédant quatorze mille volumes 5. Au mois de décembre suivant, Mazarin l'envoie à Aix, et il s'y rend acquéreur de tous les manuscrits anciens provenant de la bibliothèque du savant Peiresc 6.

Durant ses excursions bibliographiques, Naudé continuait à employer le procédé original que nous lui avons vu appliquer à Paris: il prenait tout, sans trop s'inquiéter des titres. On nous le représente entrant une toise à la main chez les libraires, mesurant les tablettes, et fixant le prix d'après leur dimension; aussi J.-V. Rossi prétend-il que les boutiques où il avait passé semblaient plutôt avoir été dévastées par un ouragan que visi

1. Gaffarel fit un premier voyage en 1626 et un second en 1632. 2. L. Jacob, Traicté des bibliothèques, p. 749.

3. Naudé, Mascurat, p. 254. — Advis à nos seigneurs de Parlement, p. 1. 4. Extraits des comptes de Naudé.

5. Gazette de France, no 18, 17 mars 1646.

6. La lettre de Mazarin à Naudé a été publiée dans L. Delisle, Un grand amateur français au XVIIe siècle, p. 20.

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tées par un bibliophile 1. Naudé, d'ailleurs, marchandait beaucoup, et à force de discussions, d'insistances et d'importunités 2, il finissait, dit le même auteur, par payer ses livres moins cher que s'il se fût agi de poires ou de limons, « quam si essent pira vel poma limonica. » Je ne voudrais pas troubler la conscience. des fonctionnaires de la bibliothèque Mazarine, qui ont hérité des achats faits par Naudé, mais il est certain que leur prédécesseur cherchait sans scrupule à tromper les libraires. Daniel Huet raconte dans son autobiographie, que, vers l'époque de la Fronde, s'étant mis à acheter des livres avec une prodigalité que la modicité de sa fortune eût dû lui interdire, Naudé, son ami, l'avertit, l'aida de ses conseils et de sa bourse, « et amice submonuit ut caveret a calliditate bibliopolarum 3. » Ceci n'est que l'exercice du droit de légitime défense, mais dans son Advis pour dresser une bibliothèque, il approuve hautement la maxime qu'avait adoptée à cet égard Richard de Bury. Or, ce bon évêque nous avoue avec ingénuité, dans son Philobiblion, que pour acquérir des livres «< tous les moyens lui étaient bons 5. » Naudé n'allait sans doute pas aussi loin en pratique qu'en théorie; mais quand on le rencontrait couvert de poussière et de toiles d'araignées, les poches remplies de volumes o, ayant l'air joyeux et portant haut la tête, on pouvait être certain qu'il venait de conclure un marché plus avantageux pour lui que pour le libraire. Quant à celui-ci, s'apercevant, mais trop tard, qu'il avait été dupe, il se prenait à regretter, nous dit Rossi, de

1. « Ut non hominis unius sedulitas, sed calamitas quædam per omnes bibliopolarum tabernas pervasisse videatur. » J.-N. Erythræus, Epistolæ, t. II, p. 18.

2. «<

Rogitat pretium; venditor indicat: non convenit inter eos; litigant: sed tandem ille, instando, urgendo, tundendo... » J.-N. Erythræus, Epistolæ,

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3. D. Huet, Commentarius de rebus ad eum pertinentibus, lib. I, p. 68. 4. Page 97.

5. Philobiblion, cap. vII.

Hip. Cocheris. Notice bibliographique et

littéraire sur le Philobiblion de R. de Bury, p. 31.

6. « Exit, capite, barba, vestibus, telis aranearum atque erudito illo pulvere, quia libris adhæserat, plenus... » J.-N. Erythræus, t. II, p. 19.

n'avoir pas vendu sa marchandise aux épiciers et aux beurrières, près de qui il en eut tiré meilleur parti 1.

Le système employé par Naudé pour ses acquisitions devait nécessairement multiplier beaucoup les doubles et même les triples dans la bibliothèque du cardinal, aussi son bibliothécaire prit-il de bonne heure le parti de se défaire des ouvrages dont elle possédait déjà un exemplaire. Il vendait le plus souvent comme il achetait, par gros lots qu'il cédait à ses amis, à des libraires et souvent à lui-même. Parmi les acquéreurs figurent Gassendi, le Père Louis Jacob, Gui Patin, Dupuy, Moreau, Trichet du Fresne, et « un jeune homme de Caen, » qui est certainement Huet, le futur évêque d'Avranches2.

L'auteur de la Rymaille sur les plus célèbres bibliotières de Paris appliqua plus tard à Naudé l'épithète de « grand ramassier 3. Nous allons voir si elle était méritée.

La riche bibliothèque de Philippsbourg, dilapidée pendant les sièges qu'avait soutenus cette ville, était considérée comme anéantie; Naudé pensa que ses débris compléteraient fort bien les achats qu'il venait de faire en Italie, il avisa aux moyens de s'en emparer. Mazarin entra dans les vues de son bibliothécaire, il négocia avec les évêques de Trèves et de Spire, et fut autorisé à enlever les livres que la guerre avait respectés. Naudé en emporta, c'est lui qui nous l'apprend, «< une assez grande voiture. » Il profita de l'occasion pour visiter en bibliophile plusieurs autres villes d'Allemagne qui durent aussi lui payer tribut, et revint par Lyon, où le maréchal de Villeroi lui donna encore « sept ou huict balles de livres 5, » provenant de la bibliothèque du cardi

1. « At ille qui vendidit, in otio factum suum reputans, sibi glaucomam ob oculos objectam ac manum aditam fuisse conqueritur, quod libros illos multo potuisset carius aromatariis, ad thus ac piper amiciendum, vel cetariis ad butyrum, garum, aliaque salsamenta muriatica obvolvenda, divendere. » J.-N. Erythræus, t. II, p. 19.

2. Voy. G. Servois, Notes sur la bibliothèque, etc., p. 348.

3. « Et Naudé, grand ramassier. »> (Vers 72 )

4. Naudé, Mascurat, p. 234.

5. Ibid.

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