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La chapelle et la bibliothèque étaient donc placées directement au-dessus de l'écurie, et cette coïncidence a fourni aux pamphlétaires du temps un ample sujet d'injures et de plaisanteries. L'un d'entre eux, qui, par une description assez complète du palais Mazarin, s'est pourtant acquis quelques droits à notre reconnaissance, s'écrie avec une sainte indignation: « Au-dessus de cette escurie, on void une grande salle, où il a ramassé quelques livres qu'on dit qu'il a fait chercher dans tous les endroits de la terre, traitant les pauvres Muses si mal, qu'au lieu de les faire loger sur des fleurs, comme elles estoient dessus leur montagne, il les prostitue à l'odeur d'un fumier puant et aux mauvais vents des chevaux crevés d'avoine et de foin. Je vous laisse à penser si c'est le respect qu'on doit aux sciences 1. » Ces élans de lyrisme sont rares dans les Mazarinades; elles affectionnent en général le genre burlesque, et ne reculent devant aucune des conséquences de sa naïve crudité. Les frondeurs emploient donc ordinairement un tout autre style pour reprocher à Mazarin

Cette superbe librairie,
Au dessus de ton escurie,

Je dis celle de tes chevaux,

Qui seroient de grands animaux

S'ils n'apprenoient quelque science

Des livres de ton Éminence 2.

On se rappelle le mot, devenu célèbre, par lequel Mazarin accueillit, au début de la Fronde, les premières satires de ce genre: « Ils chantent, ils paieront, dit-il en souriant. Il resta fidèle à ce principe, et les pamphlets dirigés contre lui le trouvèrent toujours très calme. La duchesse d'Orléans va plus loin, elle prétend que Mazarin « faisait parfois rechercher et saisir les libelles et les chansons qu'on faisait contre lui, puis les faisait vendre en secret. Il a, ajoute-t-elle, gagné de cette manière dix

1. Dialogue de Rome et de Paris, p. 18.

2. Satyre contre Mazarin..., 1651, in-4°, p. 3.

mille écus 1. » Ce qu'il y a de sûr, c'est que Naudé, qui connaissait l'indifférence de son maître à l'endroit des pamphlets, et qui comprenait la valeur historique de ces documents, les rassemblait pour enrichir la bibliothèque de Mazarin. Le Mascurat en témoigne 2, et on lit, au chapitre des dépenses, dans le manuscrit intitulé Diverses observations, etc. : « En libelles de toutes sortes, trois mil six cens cahiers à deux liartz le cahier, font 90 liv. Cent feuilles de libelles, 50 sols. - Pour le Journal du Parlement depuis le siège de Paris, 1 liv. 15 s. Pour le Secret de la prison de M. le Prince et autres libelles envoiés à Son Éminence, 2 liv. 10 s. Pour un port de libelles, 30 sols, »> etc., etc.

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On sait qu'en 1649, Naudé entreprit de répondre aux pamphlets parus pendant les trois premiers mois de l'année. C'est là l'origine de l'ouvrage connu sous le nom de Mascurat 3, et qui a en réalité pour titre : Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le sixième janvier jusqu'au premier avril 1649. La première édition fut tirée à 250 exemplaires et coûta 540 liv. 3 s., auxquels il faut ajouter 10 liv. que l'auteur donna aux garçons imprimeurs. Naudé avait bien le droit de penser que Mazarin payerait au moins les frais d'impression de ce plaidoyer, aussi les inscrivit-il parmi les dépenses qu'il faisait au nom du cardinal. Celui-ci accepta très gracieusement l'ouvrage, mais il paraît avoir trouvé plus tard qu'il lui était revenu un peu cher 4. Aussi Naudé fit-il imprimer la seconde édition à ses frais, et mit seulement au compte de Mazarin les 12 liv. qu'il donna aux garçons imprimeurs.

A la fin de 1617, la bibliothèque était achevée, les boiseries terminées, les livres transportés dans leur nouvelle demeure et

1. Lettres de la duchesse d'Orléans, trad. G. Brunet, lettre du 27 avril 1720, p. 249.

2. G. Naudé, Mascurat, p. 103.

3. 1 vol. in-4o, s. 1. n. d. C'est un dialogue entre le libraire Saint-Ange et l'imprimeur Mascurat.

4. Voy. Servois, Notes sur la bibliothèque du cardinal Mazarin, p. 349.

rangés méthodiquement. Nous avons suivi pas à pas ses accroissements depuis 1643, Naudé est donc bien excusable quand il nous la présente comme « la plus belle et la mieux fournie de toutes les bibliotèques qui ont jamais esté au monde; » il ajoute naïvement: «<et qui pourront, si l'affection ne me trompe bien fort, y estre à l'advenir 1. » L'affection le trompait bien un peu quand il l'appelle avec amour « la huictiesme merveille de l'univers 2. >> Ailleurs il nous la peint encore comme « la meilleure et la plus nombreuse qui ait jamais esté au monde 3. » Il est certain que les rois d'Angleterre et de Danemark, qui la virent plus tard, ne purent retenir leur admiration. Le dernier de ces souverains voulut même établir chez lui une bibliothèque sur le même modèle 4.

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L'espace accordé aux livres dans le nouveau local se composait d'une grande galerie et de six chambres de dégagement 5. Les sources historiques sont assez abondantes pour nous permettre de décrire ce local avec précision, et même de retrouver le classement bibliographique adopté par Naudé.

Les six chambres de dégagement étaient du haut en bas entourées de tablettes, sans aucun ornement.

Naudé avait réuni, dans la première de ces salles, la philosophie, la jurisprudence et une partie de la théologie 6:

Les philozophes, les docteurs

Et les anciens orateurs,

En grand et prodigieux nombre,
Illec se repozoient à l'ombre 7.

1. Naudé, Advis à nosseigneurs de Parlement, p. 1.

2. Ibid., p. 3.

3. G. Naudé, Remise de la bibliothèque.

p. 180, et le Mascurat, p. 243.

Voyez encore Sauval, t. II,

4. Lemaire, Paris ancien et nouveau, t. II,

p. 557.

5. G. Naudé, Advis à nosseigneurs de Parlement, p. 2. Remise de la bibliothèque.

6. G. Naudé, Remise de la bibliothèque.

7. Loret, Muze historique, no du 14 janvier 1652.

Le droit civil y était surtout très richement représenté. Cent cinquante villes ou provinces pouvaient y trouver leurs Coutumes, et « les mieux fournis jurisconsultes estoient contrains de confesser leur pauvreté lorsqu'ils voyoient ce grand recueil des livres de leur profession 2. »

La seconde pièce, exclusivement consacrée aux sciences, renfermait la chimie, l'histoire naturelle et une « merveilleuse » collection d'ouvrages relatifs à la médecine 3.

Mais Naudé, tout en montrant une partialité bien naturelle en faveur de l'art médical, n'avait pas oublié qu'il formait la bibliothèque d'un cardinal un assemblage réellement unique de Bibles en toutes langues remplissait la troisième salle. Les versions différentes des livres sacrés s'élevaient à deux cents, et, d'après Naudé, ce nombre comprenait à peu près toutes les traductions publiées à cette époque, « sçavoir: hébraïques et autres orientales, grecques, latines, françoises, italiennes, espagnoles, allemandes, flamandes, angloises, hollandoises, polaques, hongroises, suédoises, finlandoises, galoises, hibernoises, rhuténiques 5. »

Les manuscrits « hébreux, syriaques, samaritains, éthiopiens, arabes, grecs, espagnols, provençaux, italiens et latins de toute sorte 6 » étaient classés dans la quatrième pièce.

La cinquième réunissait le droit canonique, la politique, bien peu étudiée encore, « et autres matières meslées 7, » dans lesquelles il faut sans doute comprendre la littérature légère. Je ne la vois mentionnée nulle part, et pourtant, lors de la vente de la bibliothèque, qui n'a pu s'augmenter beaucoup pendant les troubles,

1. Sauval, Antiquités, t. II, p. 180.

2. G. Naudé,Advis à nosseigneurs de Parlement, p. 2.

3. Sauval, t. II, p. 180.

Naudé, Remise de la bibliothèque.

4. Aubery, Histoire du cardinal Mazarin, t. III, p. 307. - Naudé, Advis à nosseigneurs, p. 1. Sauval, t. II, p. 180.

5. Naudé, Remise de la bibliothèque.

6. Ibid.

7. Ibid.

On
y trouva sept cens romans,
Les uns sots, les autres charmans,
Cinq cens cinquante comédies

Et trois cens trente tragédies'.

Dans la sixième pièce, Naudé avait rangé « les livres luthériens, calvinistes et sociniens 2. » Cette précieuse collection, qui renfermait plus de six mille ouvrages composés par des hérétiques 3, est aujourd'hui à peine représentée à la bibliothèque Mazarine. Il est donc probable qu'elle aura été dispersée au milieu des orages de la Fronde, ou détruite depuis lors par le zèle orthodoxe des docteurs de Sorbonne auxquels Mazarin légua le soin de conserver ses livres. Naudé nous assure que « catholiques et protestans pouvoient y vérifier toutes sortes de passages, et y accorder toutes sortes de difficultés 4: >> si ces ouvrages avaient en effet une pareille vertu, il est bien permis de les regretter et de blâmer l'acte de vandalisme qui nous en a privés.

On entrait enfin dans la grande galerie destinée au service public. Elle était voûtée, éclairée par huit fenêtres et mesurait environ douze toises de long sur quatre et demie de large 6. Quant à son ornementation, la bibliothèque Mazarine actuelle peut en donner une idée très exacte, car les belles boiseries que le cardinal avait fait exécuter y ont été transportées, et, autant que l'état du local l'a permis, on a imité les dispositions prises dans le palais Mazarin 7.

Comme aujourd'hui, un corps avancé formant pupitre régnait, à hauteur d'appui, sur toute la longueur des tablettes. Cinquante

1. Loret, Muze historique, no du 14 janvier 1652.

2. Naudé, Remise de la bibliothèque.

3. Leprince, Essai historique sur la bibliothèque du roi, p. 340. Gallois, Traité des plus belles bibliothèques de l'Europe, p. 123.

4. G. Naudé, Advis à nosseigneurs de Parlement, p. 2.

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