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ville et de Monsieur le procureur général; se persuadant que, par un moyen si puissant et si vénérable, la postérité jouyroit sans fin d'un dépost si advantageux, et qui pouvoit, sans préjudicier à ces fameuses bibliothèques de Rome, de Milan et d'Oxfort, passer non seulement pour le plus bel amas de livres qui ait esté faict jusques à présent, mais encore pour la huictième merveille de l'Univers.

Et cela estant ainsi, comme en effet je suis prest de jurer sur les saintes Évangiles que l'intention de son Éminence a tousjours esté telle, pouvez-vous permettre, Mrs, que le public demeure privé d'une chose si utile et précieuse? Pouvez-vous endurer que cette belle fleur, qui répand desjà son odeur par tout le monde, se flétrisse entre vos mains? Mais pouvez-vous souffrir sans regret qu'une pièce si innocente, et qui ne périra jamais que tout le monde n'en porte le deüil, reçoive l'arrest de sa condemnation par ceux-là mesme qui estoient destinez pour l'honorer et pour la favoriser de leur protection? Pensez, Mrs, que, cette perte estant faite, il n'y aura jamais homme au monde, lequel, à moins d'avoir autant d'authorité dans le ministère et autant de zèle pour les bonnes lettres qu'en a eu Mr le cardinal Mazarin, la puisse réparer. Croyez, s'il vous plaist, que la ruine de cette bibliothèque sera bien plus soigneusement marquée dans toutes les histoires et calendriers que n'a jamais esté la prise et le sac de Constantinople.

Et si mes labeurs de dix ans à construire un tel ouvrage, si tant de voiages que j'ay faits pour en ramasser les matériaux, si les grands soins que j'ay pris à la disposer, si le zèle ardent que j'ay eu à la conserver jusque à cette heure, ne sont pas des moyens suffisans pour me faire espérer quelque grâce de vos bontez singulières, en ce temps principalement où vous avez encore plus de suject de les exercer sur cette bibliothèque que vous n'aviez il y a trois ans, lors que, par un arrest solemnel, vous jugeastes à propos de la conserver et de m'en donner la garde ; permettez au moins, Mrs, que j'aye recours aux Muses, puis qu'elles sont si intéressées en la conservation de ce nouveau parnasse, et que, joignant le crédit qu'elles ont envers vous à mes très humbles prières, je vous puisse dire comme fit l'empereur Auguste lors qu'il estoit question de perdre ou de sauver l'énéide de Virgile, laquelle toutefois ne nous auroit pas esté plus inimitable que le sera cette bibliothèque à la postérité :

Solvetur litera dives?

Et poterunt spectare oculi, nec parcere honori

1. L'arrêt que Naudé rappelle ici est celui du 16 février 1649.

Flamma suo, dignumque operi servare decorem.
Noster Appollo veta, Musæ prohibete latinæ.
Sed legum est servanda fides, suprema voluntas
Quod mandat, fierique jubet, parere necesse est.
Frangatur potius legum veneranda potestas
Quam tot congestos noctesque diesque labores
Hauserit una dies, supremaque jussa senatus 1.

Cette protestation fut aussitôt répandue dans Paris et à l'étranger, mais elle n'éveilla que des sympathies stériles. Les amis du cardinal comprirent que le Parlement ne reculerait point devant de pareilles considérations, ils prirent une autre voie.

Le 8 janvier, vers deux heures, un sieur Leblanc, se disant procureur des créanciers du cardinal, mais qui n'était en réalité que son prête-nom, se présenta au palais Mazarin ; il demanda à acheter la bibliothèque tout entière, et en offrit 30,000 livres. Le conseiller Portail, qui dirigeait la vente, démêla facilement les intentions du soi-disant procureur, il l'insulta, le traita de << Mazarin » et excita le peuple contre lui 2.

Gilbert Violette, trésorier de France à Moulins, se joignit au sieur Leblanc, et adressa le lendemain une requête au Parlement. Derrière Violette se cachait le conseiller Menardeau, ami de Mazarin. La grand'chambre du Parlement jugea les offres raisonnables, arrêta qu'elles seraient publiées, fit cesser la vente et défendit de laisser emporter aucun livre jusqu'au mercredi sui

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1. Cette pièce a été publiée plusieurs fois : Francofurti ad Mænum, 1654, in-4o; dans un journal de Leipsick, Vergnügungen müssiger stunden, part. I, p. 42; dans le Conservateur de juillet 1758; dans les Recherches sur les bibliothèques anciennes et modernes, de M. Petit-Radel, dans le p. 271; dans le Palais Mazarin, de M. de Laborde, p. 251; Choix de mazarinades, publié par L. Moreau, t. II, p. 222. — Elle existe manuscrite dans les archives de la bibliothèque Mazarine et dans un recueil de pièces qui est conservé à la Bibliothèque nationale, fonds français no 22,592. Notre reproduction a été faite sur l'original, qui forme 4 pages in-4o, et qui figure dans le recueil dit de Dubuisson (Bibliothèque Mazarine, manuscrits no 2,786 E, p. 501.)

2. Journal ou histoire du temps présent, p. 163.

vant 1. Mais les chambres des enquêtes se révoltèrent contre cette complaisance et demandèrent l'assemblée générale « avec des paroles aigres et des menaces qui pouvoient produire quelques choses de funeste 2. »

Il fallut céder. La délibération commença.

Violette avait haussé ses offres jusqu'à 45,000 livres, et Leblanc jusqu'à 50,000. M. de Bailleul, qui présidait, les appuya énergiquement; il prouva qu'elles étaient fort avantageuses, et que la vente en détail ne produirait jamais pareille somme 3. Mais la question n'était point là. Une discussion très violente s'engagea. Le duc d'Orléans insista pour que la bibliothèque fût dispersée: lui-même était amateur de livres, et sans doute jaloux de ceux que possédait Mazarin. Plusieurs conseillers « déclamèrent contre Violette, dirent que c'estoit un homme de néant, aposté par les Mazarins pour empescher cette vente, et qu'il ne falloit point avoir esgard à ses offices et enchères . » Il fut enfin décidé que les offres pour la vente en bloc seraient reçues jusqu'au lendemain, pourvu qu'elles s'élevassent au moins à 75,000 livres 5.

1. O. Talon, Mémoires, t. VIII, p. 63.

Journal ou histoire du temps présent, p. 162. Naudé écrit « jusqu'au vendredi. » voy. ci-dessous.

2. O. Talon, Mémoires, t. VIII, p. 64.

3. Aubery, Histoire du cardinal Mazarin, t. III, p. 306. histoire du temps présent, p. 163.

4. Journal ou histoire du temps présent, p. 163.

Journal ou

5. « Ce jour, la Cour, toutes les chambres assemblées, après avoir oui les conseillers d'icelle sur ce qui s'est passé en la maison du cardinal Mazarin, en procédant à la vente de la bibliothèque, et lecture ayant été faite de l'arrêt du 29 décembre dernier, ensemble de celui du 9o de ce mois et an, et d'une requête présentée par Me Gilbert Violette, trésorier de France à Moulins. La matière mise en délibération, a arrêté que l'enchère de quarante-cinq mille livres tournois, faite par ledit Violette, de la bibliothèque en gros dudit cardinal, sera cejourd'huy publiée en sa maison, en présence des conseillers commis, par lesquels la vente en gros en sera faite dans ce jour en cas qu'il se trouve enchérisseur qui en donne soixantequinze mille livres au moins; sinon, et à faute de ce, faire incessamment procéder à ladite vente en détail par lesdits conseillers et commissaires. » (Registres manuscrits du conseil secret du Parlement de Paris, t. III, p. 231. - Journal ou histoire du temps présent, p. 163.) Mais O. Talon, Mémoires, t. VIII, p. 64, dit CENT MILLE LIVRES, et c'est le chiffre qu'a adopté M. A. Bazin dans son Histoire de France sous Louis XIII, t. IV, p. 224.

Le bibliophile ne put fournir une rançon si élevée, on continua de jeter aux vents la riche collection du cardinal. « Et certes, dit Michel de Marolles dans ses Mémoires, les Vandales et les Goths n'ont rien fait autrefois de plus barbare ni de plus rude que cela, ce qui devoit porter quelque rougeur sur le front de ceux qui donnèrent leur suffrage pour une chose si extraordinaire 1. »

Une active correspondance s'échangeait alors entre Mazarin et ses amis de Paris. Les lettres de Naudé nous font assister, jour par jour, presque heure par heure, au pillage de la bibliothèque dont il était à bon droit si fier. Nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici, intégralement, et les cris de détresse poussés par lui, et les plaintes amères qu'ils arrachent à Mazarin.

Le 9 janvier 1652, Naudé adresse au cardinal la lettre suivante :

Monseigneur,

Sy j'avois eu le don d'estre cru, comme j'ay eu celuy de prévoir beaucoup de choses qui sont arrivées à vostre Éminence, il n'auroit tenu qu'à elle d'y apporter les remèdes nécessaires. Et pour ne parler maintenant que de vostre bibliothecque, sy vostre Éminence eut voulu déférer quelque chose aux persuasions que je lui ay si souventefois faites depuis le siège de Paris de la donner au Roy 2 ou d'en disposer en quelque autre manière, vostre dite bibliothecque ne seroit pas maintenant l'objet de la fureur de Messrs du Parlement ny la matière d'un brigandage publique. Je crois que beaucoup d'autres en auront desjà escrit à vostre Éminence ce qui estoit de leur connoissance. Et pour moy je vous diray aussi maintenant ce qui a esté de la mienne.

Après l'arrest donné par lequel il fut dit qu'elle seroit vendue, soit en gros ou en destail 3, M. le président de Bailleul avoit fait espérer qu'il nommeroit deux commissaires qui auroient soin de faire faire la vente avec toute sorte de retenue et de modération. Mais néantmoins, M. Portail s'estant intrus de soy mesme, on luy donna pour compagnon M. Doujat, et ces deux là nommèrent pour adjoints Mess's Baron, Pithou et Petau, qui furent recongnoistre les lieux et poser le sel à

1. Michel de Marolles, Mémoires, t. I, p. 365.

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2. On verra plus loin que si Mazarin repoussa alors ce conseil, il y revint de lui-même en 1661 quand il songea à sauver sa fortune. 3. L'arrêt du 29 décembre 1651. Voy. ci-dessus, p. 70.

4. Les scellés.

toutes les chambres, suivant les formalitez ordinaires. Ensuite de quoy l'on afficha par les carrefours que ladite bibliothecque se vendroit ès jours suivans, soit en gros ou en détail. Et jusque là je n'avois point veu lesdits commissaires, avec lesquels je sçavois fort bien de ne pouvoir rien gaigner. C'est pourquoy j'allois plutost veoir Mess's Talon ', Bugnion, Massacq, l'advocat B[luet] et autres que je jugeois plus à propos; mais toutefois sans rien conclure, à cause des difficultez qui se rencontroient de tous costez. Joinct que l'on attendoit de jour, voire d'heure en heure, une lettre de cachet pour faire surseoir cette exécution.

Enfin dimanche dernier sur les huit heures, Binot, huissier de la Cour, m'envoya dire que je me trouvasse sur les dix heures au palais de vostre Éminence, où ces Mess's les commissaires me vouloient parler. Lorsque j'y arrive, trois d'iceux, sçavoir Mess's Portail, Pithou et Petau, estoient dans la chambre de médecine d'où, après avoir veu ce qui y estoit, ils passèrent en celle des Bibles et de là aux manuscripts et puis à la grande bibliothecque : en tous lesquels lieux ils ne me dirent aucune chose de substance ny de considération, et suis encore à deviner pourquoy ils m'avoient envoié quérir. M. Portail, entre autres discours, me fit de grandes plaintes de ce que vostre Éminence n'avoit point fait la paix, et de ce qu'elle avoit assiégé Paris et Bordeaux. A quoi je luy respondis, ce me semble, assez raisonnablement, mais sans effet. Ils me dirent qu'ils commenceroient à vendre le lendemain au matin, et qu'ils vouloient commencer par les Bibles, parce que c'estoit le meilleur. A quoy je leur respondis qu'ils obligeroient beaucoup le public et vostre Éminence s'ils vouloient vendre auparavant beaucoup de livres en blanc que je leur monstré et qui estoient ceux que Monsieur d'Infreville avoit envoié à vostre Éminence, parce que c'estoient livres de prix aussi bien que les autres, et lesquels pour estre doubles on pouvoit vendre sans aucun préjudice de la bibliothecque.

Ils partirent néantmoins sans rien conclure, et M. Pithou m'ayant pris dans son carrosse pour me ramener jusqu'au bout du Pont-Neuf, il me parla de beaucoup d'avis qu'il avoit donné à vostre Éminence sans aucun effet, et me dit qu'il n'y avoit aucun remède imaginable pour sauver la bibliothecque qu'une lettre de la Cour qui deffendit de

passer outre.

L'ayant quitté, je vins chez M. Doujat, et le priay plus que Dieu de 1. Avocat général au Parlement.

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