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de l'esprit et du talent, réveillait en eux cette haine sourde et féroce, cette rage interne, cachée dans les plus noirs replis de l'amour-propre, et qui soulève en secret l'homme ignorant et pervers contre tout ce qui vaut mieux que lui. Ils n'osaient pas encore avouer tout haut le projet aussi infame qu'insensé, formé depuis longtemps parmi eux, d'anéantir tout ce qui peut éclairer et élever l'espèce humaine, en lui montrant sa véritable dignité : avant de détruire toute • instruction, ils voulaient commencer par l'avilir et l'intimider; et certes, ils ne pouvaient pas s'y prendre mieux. Si quelque chose était capable de porter l'effroi d'un côté et le dégoût de l'autre, c'était sans doute de voir les satellites de la tyrannie présider aux exercices de l'esprit, en menacer la liberté, en comprimer l'essor, en dicter l'intention, en observer, avec l'œil affreux de l'inquisition, le plus léger mouvement vers l'indépendance qui leur est propre; que dis-je? mêler eux-mêmes leur voix forcenée, leurs accents sauvages, leurs vociférations sanguinaires, aux leçons de la science et aux sons harmonieux du génie, et faire succéder immédiatement au langage savant et cadencé des Muses les chants

horribles des Iroquois et le cri des Cannibales (1). En un mot, cette irruption de nos tyrans, quand ils vinrent épouvanter et flétrir nos fêtes pacifiques, ne peut se représenter que par une de ces inventions de la fable, qui, en créant des monstres fantastiques, a aidé l'imagination à peindre des monstres réels. Ici la justesse des rapports doit faire excuser la difformité des objets de comparaison: il faut permettre que les images, pour être fidèles, soient en quelque sorte dégoûtantes; il est des hommes dont on ne peut parler sans souiller la parole, comme ils ont souillé la nature; et je voudrais que notre langue, aussi

(1) Un nommé Varlet vint à la tribune du Lycée débiter un poëme à la louange de Marat: ce titre seul dit tout; il importe peu même d'observer qu'il n'y avait pas plus de mesure et de rime que de bon sens et de pudeur. Il fut prononcé avec l'emphase ridiculement forcenée d'un orateur jacobin, et écouté dans le plus profond silence. J'observais l'assemblée beaucoup plus que l'auteur, et je voyais que, malgré la consternation et l'horreur générale peinte sur tous les visages, la bêtise du poëme faisait de temps en temps son effet, et provoquait le rire qu'on étouffait avec peine, et qui mourait sur les lèvres. Un signe d'improbation ou de mépris eût été un arrêt de mort. Voilà ce qu'a été l'assemblée du Lycée devant un Varlet; et cela n'était pas inutile à retracer.

flexible sur tous les tons que celle de Virgile quand il décrit les Harpies, pût vous offrir ces animaux hideux, immondes et voraces, venant avec leur cri aigu, leur plumage infect, leurs ongles crochus et leur haleine fétide, fondre sur les festins d'Énée, et salir de leurs excréments les mets, la table et les convives, avant d'emporter leur proie dans les airs.

Et moi, qui avais vu dans ce lycée des jours bien différents, lorsque les citoyens de toutes les classes applaudissaient également aux principes de la véritable liberté, proclamés par le véritable patriotisme, je fixais des yeux attentifs sur tout ce qui se passait autour de moi, et dans le fond du cœur je dénonçais d'avance à toutes les nations policées ce scandale des lettres, qui ne retombera pas sur nous quand les causes en seront connues et développées. Je n'ignorais pas que j'étais dès long-temps dévoué particulièrement à la proscription dont je fus frappé quelques mois après; que de vils espions à gages étaient chargés ici même d'épier toutes mes paroles pour les empoisonner (1). Ceux qui m'ont vu et entendu

(1) On m'avait appris que j'étais journellement déchiré

dans cet intervalle peuvent attester que je ne changeai ni de contenance ni de langage. J'avais consigné, six mois auparavant, dans un journal très-répandu, les motifs du silence que je croyais devoir garder dès lors sur la chose publique; et je l'avais fait de manière à montrer clairement que, si je m'interdisais désormais la vérité, ce n'était pas parce qu'elle eût été dangereuse pour moi, mais parce qu'elle eût été inutile pour les autres. Vous en jugerez quand je remettrai incessamment sous vos yeux (1) les morceaux que j'imprimai vers le milieu de l'année dernière, et qui étaient comme des pierres d'attente que je plaçais d'avance pour l'édifice que je me proposais d'élever à la raison et à la liberté, quand il serait temps d'y travailler. Un homme de lettres est un homme public, et j'ai cru devoir compte à mes contemporains et à la postérité (si mon nom va jusqu'à elle ) de la part que j'ai prise, comme citoyen et comme écrivain, à notre

dans des feuilles que je n'ai jamais lues, et par des hommes dont même j'ai oublié le nom.

(1) Dans la dernière partie de ce Cours, sur la Philosophie du dix-huitième siècle.

étonnante révolution, dans les diverses périodes qu'elle a parcourues. J'ai voulu qu'il fût constaté par ma conduite et par mes écrits que, dépouillé de tout durant cinq ans, sans rien regretter et sans rien demander, sans me glorifier ni me plaindre de rien, je n'avais jamais eu d'autre intention que celle du bien public, d'autre intérêt que celui de la patrie.

Avec de tels sentiments, jugez combien je dois jouir des heureux changements dont l'effet se manifeste ici comme par-tout ailleurs, et peutêtre même d'une manière plus sensible, puisque la liberté de penser, qui est le droit de tous les hommes, est particulièrement le besoin des hommes qui pensent. Ce n'est plus l'ignorance dominatrice qui vient épier ici ses ennemis, et désigner ses victimes; ce sont ceux de nos représentants spécialement chargés du soin de ressusciter l'instruction et de rappeler les lumières, ceux qui ont invoqué la justice nationale contre les attentats des Vandales modernes, ceux qui ont annoncé en son nom les secours et les encouragements qu'elle destine aux sciences et aux arts; ce sont des magistrats du peuple, véritablement populaires, puisqu'ils font le bien; des

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