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ment Ninias peut-il s'élancer en tremblant? Il est si loin de s'élancer, qu'il ne saurait se soutenir. Comment peut-il pousser les cris du désespoir quand il n'est nullement au désespoir, et qu'il se demande à lui-même d'où lui vient l'espèce d'horreur qu'il éprouve? Où sont ces cris sourds et funèbres qu'apparemment Dorat seul avait entendus, quand Ninias peut à peine respirer, et qu'il se contente de dire d'une voix étouffée: Ciel! où suis-je ? Et Ninias qui s'agite et se heurte! y a-t-il là un seul mot qui ne soit un contre-sens? Je ne m'étonne pas si Dorat disait que Sémiramis était une tragédie ennuyeuse : ne l'avait-il pas bien vue et bien écoutée, ainsi que Zaïre? Et c'est ainsi qu'il voyait, qu'il écoutait, qu'il sentait, qu'il peignait. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un être plus froid, un esprit plus étourdi: aussi parlait-il sans cesse de sensibilité.

SECTION V.

Les Saisons; l'Agriculture.

Le premier de ces deux poëmes essuya beaucoup de critiques dans sa naissance; il n'a même jamais eu un succès de vogue, et a encore beaucoup de détracteurs. Mais il a été et est encore généralement.lu; ce qui est la première réponse à toutes les censures. Il a été très-souvent réimprimé; ce qui justifie les suffrages que lui ont accordés les connaisseurs. Il avait été annoncé et

loué depuis long-temps dans les sociétés ; et il est d'autant plus rare qu'on se trouve au niveau d'une haute opinion, que la plupart des lecteurs sont disposés dès lors à vous mettre au-dessous. D'ailleurs, l'ouvrage s'élevait de lui-même au-dessus de la foule, et n'avait point le droit de jouir de cette paix profonde où reposent, en vertu d'une convention tacite et très-scrupuleusement observée, tous les ouvrages médiocres dont les auteurs goûtent d'ordinaire un repos égal à celui où ils laissent leurs lecteurs.

On commença, vers le milieu de ce siècle, à aimer les vers, en général, beaucoup moins qu'on ne les aimait dans le précédent; ce qui doit arriver quand le goût des beaux-arts s'affaiblit par la satiété et l'inconstance, et que l'amour des sciences exactes et physiques offre l'attrait d'une nouveauté, et s'augmente avec leurs progrès. Il y eut ici quelque chose de plus : l'esprit philosophique, dont le caractère impérieux, jaloux et contempteur, s'annonçait dès sa naissance, déclara la guerre à la poésie, et profita des exemples qu'on avait déja donnés, de combattre les talents par des systêmes, et d'anéantir les arts de l'imagination par une analyse sophistique. Déja La Motte avait voulu qu'on fit des tragédies en prose et des vers sans rimes. Fontenelle, Trublet, Marivaux, Duclos, et même un Montesquieu et un Buffon, prirent une autre tournure pour faire tomber la gloire poétique, qui les importunait;

car la supériorité ne met pas toujours à l'abri de ces travers de l'amour-propre. Montesquieu, par exemple, traita la poésie (dans ses Lettres persanes) comme une ennemie de la raison, et n'excepta de la réprobation qu'il prononçait contre tous les poëtes que les seuls poëtes dramatiques. Buffon (1) et tous les autres n'allèrent pas jusquelà; mais ils soutinrent que la meilleure poésie était toujours très-inférieure à la bonne prose, parce que celle-ci disait toujours tout ce qu'elle voulait, et que l'autre ne le pouvait pas, étant toujours gênée par la mesure et la rime. Tous ces hommes, qui avaient plus ou moins de succès en prose, s'accordaient donc à faire très-peu de cas de la poésie, et à la regarder comme un joli

(1) Quoique toutes ces folies paradoxales fussent tombées depuis long-temps, ceux qui les avaient adoptées par un intérêt d'amour-propre n'y renoncèrent pas ; et j'ai vu en 1780 le respectable vieillard Buffon soutenir très-affirmativement que les plus beaux vers étaient remplis de fautes, et n'approchaient pas de la perfection de la bonne prose. Il ne craignit pas de prendre pour exemple les vers d'Athalie, et fit une critique détaillée du commencement de la première scène. Tout ce qu'il dit était d'un homme si étranger aux premières notions de la poésie, aux procédés les plus connus de la versification, qu'il n'eût pas été possible de lui répondre sans l'humilier; ce qui eût été un très-grand tort, quand même il ne m'eût pas honoré de quelque amitié. Je gardai donc le silence, honteux de voir à quel point un homme tel que lui pouvait se compromettre devant beaucoup de témoins, en s'exposant à parler de ce qu'il n'entendait pas.

babil qui avait eu son temps, mais qui devait faire place au langage de la raison. Ils soutenaient leurs prétentions au point de dire habituellement, quand ils daignaient faire grace à un ouvrage en vers Cela est beau comme de la prose. C'était la phrase de Duclos, et Duclos s'appela un moment le plus bel esprit de la France. L'autorité de ces noms, dont plusieurs étaient célèbres, leur ascendant sur les sociétés où ils parlaient haut, et sur-tout le goût du paradoxe, qui prenait déja faveur, pouvaient rendre celui-là d'autant plus contagieux, que le nombre et l'éclat des talents n'étaient pas alors, à beaucoup près, du côté des poëtes. Rousseau, mort en 1741, avait long-temps survécu à son génie; Crébillon écrivait trop mal pour être le champion des Muses; Racine le fils gardait le silence depuis son poëme de la Religion, et Le Franc depuis sa Didon; et ces deux écrivains n'étaient pas, d'ailleurs, en première ligne. Gresset montrait un grand talent, mais ce n'était pas dans la grande poésie. Voltaire seul, pendant une assez longue période de temps, représenta la poésie française, et lui seul aussi la soutint. Il l'aimait trop et avec trop d'intérêt pour la sacrifier à la philosophie; et c'était peut-être le seul sacrifice qu'il n'eût pas fait. Il se moqua de ces vanités systématiques, qui ne purent tenir contre ses écrits ni contre le bruit continuel de sa gloire. Voltaire allait toujours grandissant, et tous ces prosateurs, qui avaient occupé le public

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un moment, s'éclipsaient plus ou moins devant lui. Pour Montesquieu et Buffon, leur renommée était entière, mais moins populaire que la sienne. Il ne cessa de jurer par Racine et Boileau; il couvrit la poésie de tout l'éclat qui rejaillissait encore sur elle du beau siècle de Louis XIV. Il fit sentir la différence entre des sciences que tout le monde peut apprendre, et des talents qui sont des dons particuliers de la nature; et, reconnu pour excellent prosateur, il se prosterna toujours devant la poésie. Ce fut sans doute pour opposer plaisanterie à plaisanterie, qu'il avait coutume de dire, Je ne fais à présent que de la vile prose; ce qui valait bien les vers beaux comme de la prose du bel-esprit Duclos. Mais il parlait très-sérieusement quand il insistait sur l'inestimable avantage de l'harmonie, qui se grave dans la mémoire, et qui, s'emparant de l'oreille, s'ouvre le chemin du cœur.

Le sophisme de ces détracteurs consistait en ce qu'ils prenaient pour l'essence de la poésie ce qui n'en était qu'une des difficultés qu'elle est indispensablement tenue de surmonter, sous peine de n'être plus de la poésie. Il est bien vrai que la mesure et la rime sont une gêne; mais c'est précisément le triomphe de l'art, qu'elle disparaisse dans les vers bien faits; et celui qui n'avouerait pas qu'on ne s'en aperçoit point chez les bons versificateurs, et particulièrement dans Racine et Despréaux, ne mériterait pas qu'on lui répondît; car apparemment il ne serait pas à portée d'en

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