Images de page
PDF
ePub

On pouvait seulement se demander si l'interprétation ainsi donnée devait être restreinte au cas particulier qui faisait l'objet du dissentiment entre la cour de cassation et les autres tribunaux, ou si elle n'avait pas, comme l'interprétation législative, un effet général et obligatoire dans tous les cas semblables qui pourraient se présenter à l'avenir. Cette question divisait les auteurs, mais la seconde opinion était certainement plus conforme au texte de la loi qui ne distinguait pas, et à son esprit : « Le droit d'interpréter les lois, a dit «<l'orateur du Gouvernement au Corps législatif, ne peut appartenir qu'à l'autorité qui en a pris l'initiative, et qui, char«gée de leur rédaction et de leur proposition, connaît par<«<faitement l'esprit dans lequel toute la loi est conçue »*.

((

le

§ 92. 3o La loi du 16 septembre 1807 aurait dû disparaître en 1814, quand le régime parlementaire fut établi et que roi ne put légiférer en fait et en droit sans le concours des deux chambres. Un projet de loi conçu dans ce sens fut présenté, le 4 octobre 1814, à la Chambre des pairs qui l'adopta le 11', mais les événements du 20 mars 1813 empêchèrent d'y donner suite, et il ne fut pas repris après les Cent jours. Il est vrai qu'un dissentiment étant survenu entre la cour de cassation et les cours de Paris et de Rouen sur l'interprétation de l'article 115 du Code de commerce, une loi interprétative fut rendue le 19 mars 1817, et que le garde des sceaux disait en la présentant aux chambres : « Le roi « nous a ordonné de vous présenter un projet tendant à «< interpréter le sens et à rectifier la rédaction d'un article. <«< du Code de commerce, qui, depuis plusieurs années, a fait << naître des réclamations »3. Toutefois, la jurisprudence con

[ocr errors]

((

3 Voy., pour la première opinion, Merlin, Questions de droit, vo Interprétation des lois, § 1, Toullier, Le droit civil français, 5e éd. (Paris, 1830-1840), t. I, no 141; pour la seconde, Duvergier, Collection complète des lois, ordonnances, règlements, et avis du conseil d'État (Paris, 1827-1897), t. XXIV, p. 423, note 3, t. XXVIII, p. 271, note 1; Aubry et Rau, op. cit., 5e éd., t. I, p. 15 et 16. Sirey, Jurisprudence de la cour de cassation (Paris, an IX-1897), t. XI, 2o part., p. 37.

§ 92.1 Archives parlementaires, 20 sér., t. XIII, p. 23, 88 et suiv., 122 et suiv., 133.

2 Voy., sur cet article, suprà, § 12, note 3.

3 Archives parlementaires, 2o sér., t. XVI, p. 723; t. XVIII, p. 213.

sidéra la loi du 16 septembre 1807 comme encore en vigueur*, des ordonnances interprétatives furent rendues en conseil d'État, et ce dernier décida formellement par un avis des 27 novembre-1er décembre 1823 que « la loi du 16 septem«bre 1807 était parfaitement compatible avec le régime «< constitutionnel établi par la Charte, et que le roi pou<«< vait et devait, dans les cas prévus et dans les formes << déterminées, exécuter ses dispositions », sauf que l'interprétation réglementaire devrait se restreindre au cas particulier en vue duquel elle aurait été donnée. C'est seulement le 30 juillet 1828 qu'une loi nouvelle introduisit un troisième système, celui de l'interprétation judiciaire : elle portait que la cour de cassation statuerait sur le second pourvoi toutes chambres réunies, qu'en cas de seconde cassation l'affaire serait portée à une troisième cour d'appel qui statuerait aussi en audience solennelle, et que son arrêt ne pourrait être déféré à la cour de cassation sur le même point de droit et par les mêmes moyens'. Cette loi qui, contrairement à toute raison et au préjudice de la hiérarchie judiciaire, faisait prévaloir l'opinion d'une cour d'appel sur celui de la plus haute magistrature, était également destructive de l'unité de la jurisprudence, puisqu'elle préférait à la solution d'une cour d'appel, peut-être en désaccord avec les autres, à l'arrêt de la seule juridiction qui pût donner une décision unique et ramener tous les tribunaux à son sentiment".

§ 93. 4° Aussi la loi du 1er avril 1837, qui régit aujourd'hui la matière, applique-t-elle le principe de l'interprétation judiciaire d'une manière plus conforme aux règles essentielles de la hiérarchie et au but de l'institution de la

Nancy, 28 janv. 1828 (D. A. vo Lois, no 462). Ch. réun. cass. 22 nov. 1828 (D. A. v° Presse, no 209).

0. 14 oct. 1818, 18 sept. 1822, 1er sept. 1827 et 23 janv. 1828 (Duvergier, op. cit., t. XXII, p. 19; t. XXIV, p. 140; t. XXVII, p. 422; t. XXVIII, p. 32).

Duvergier, op. cit., t. XXIV, p. 390.

7 Art. 1 et suiv.

8 Boncenne, op. cit., t. I, p. 536 et suiv. Aj. les conclusions de M. Dupin lors de l'arrêt de la cour de cassation du 4 novembre 1834 Sirey, op. cit., t. XXXIV, le part., p. 818).

--

cour de cassation'. Elle dispose c'est le quatrième système que la cour de cassation prononcera en chambres réunies sur le second pourvoi2, que, si elle casse le second jugement ou arrêt par les mêmes motifs que le premier, la cour ou le tribunal de renvoi statuera en audience ordinaire, à moins que la nature de l'affaire n'exige la tenue d'une audience solennelle, et qu'il se conformera, sur le point de droit qui fait question, à la décision de la cour de cassation'. La loi n'ajoute mais cela va de soi que cette décision ne sera obligatoire que dans l'affaire actuellement pendante, et que la juridiction de renvoi, ou toute autre devant laquelle pareille affaire se présentera à l'avenir, gardera son entière liberté d'appréciation: aucun corps judiciaire, pas même la cour de cassation, ne peut faire aujourd'hui des arrêts de règlement".

pas

§ 94. B. L'unité de jurisprudence complète et assure l'unité de législation : elle empêche que, dans le silence ou l'obscurité de la loi, la même question soit jugée différemment suivant les ressorts, et qu'une solution exacte dans une circonscription judiciaire soit fausse dans une autre. La fixité de la jurisprudence supplée à l'insuffisance de la loi, et permet aux citoyens, dans une matière sujette à controverse, de régler leur conduite et leurs intérêts aussi sûrement qu'ils pourraient le faire en présence d'un texte formel. On sait, depuis que la jurisprudence est fixée, que la femme séparée de biens ne peut s'obliger sans l'autorisation de son mari ou de justice que pour les besoins et dans les limites de l'administration de ses biens', et que la femme mariée sous le régime dotal ne peut renoncer à l'hypothèque légale qui garantit la restitution de sa dot mobilière les tiers. qui veulent traiter avec elle connaissent donc l'étendue de sa capacité et la valeur des engagements qu'elle prend

§ 93.

Marcadé la critique vivement Op. cit., II, n° 92).

2 Voy. suprà, § 89.

3 Voy. supra, §87.

Art. 1 et suiv.

5 Voy. supra, § 10.

§ 94.1 Dalloz et Verge, op. cit., art. 1449, nos 40 et suiv. 2 Dalloz et Vergé, op. cit., art. 1554, nos 229 et suiv.

2

envers eux. Aussi les revirements de jurisprudence ont-ils une telle gravité que la cour de cassation aime quelquefois mieux persister dans une solution douteuse que de jeter, en l'abandonnant, la perturbation dans les affaires : c'est aux pouvoirs publics à intervenir en pareil cas, et à statuer par une loi qui, à la différence d'un arrêt, ne s'appliquera que dans l'avenir, et ne régira pas les conventions passées antérieurement et sur la foi d'une jurisprudence qu'on croyait définitive3. On a cependant vu la cour juger, jusqu'en 1858, que la femme commune en biens exerce ses reprises sur les biens communs en qualité de propriétaire, et sans entrer en concours avec les créanciers de la communauté; puis adopter en chambres réunies, le 16 janvier 1858, une opinion contraire dont elle ne s'est plus départie, et refuser tout droit de préférence à cette femme à l'encontre des créanciers de la communauté. On a même vu, sur la question de savoir si l'héritier donataire sans clause de préciput, qui renonce à la succession, peut cumuler, c'est-à-dire retenir à la fois sa part de réserve et la quotité disponible, la cour changer trois fois de jurisprudence: se prononcer contre le cumul de 1818 à 1843, l'admettre de 1843 à 1863, puis revenir à sa première opinion par l'arrêt des chambres réunies du 27 novembre 18633. La fixité de la jurisprudence est due à l'action persistante de la cour, qui, une fois son parti pris sur une question de droit, casse invariablement les jugements et arrêts qui s'en écartent, et rejette les pourvois dirigés contre ceux qui s'y conforment les cours d'appel finissent, de guerre lasse, par se ranger à son avis, à moins qu'elle-même ne cède à leur résistance ou que le législateur n'intervienne dans tous les cas le but est atteint et l'incertitude cesse. La connaissance que la cour de cassation acquiert ainsi des lacunes ou des défauts de la loi lui permet de porter sur l'en

« La loi ne statue que pour l'avenir; elle n'a pas d'effet rétroactif » (C. civ., art. 2; aj. supra, § 21). Voy., au contraire, sur le caractère déclaratif et la rétroactivité des jugements, t. III, § 1161.

♦ D. P. 58. 1. 5. Voy., sur la jurisprudence antérieure de la cour de cassation, Dalloz et Vergé, op. cit., art. 1471, nos 2 et sniv.

Civ. rej. 18 févr. 1818 (D. A. vo Successions, no 1028). Civ. eass. 17 mai 1842 (D. A. vo cit., no 1029). Ch. réun. cass. 27 nov. 1863 (D. P. 64. 1. 5).

semble de la législation le jugement le plus éclairé; aussi a-t-elle, en vertu de textes anciens, mais encore en vigueur quoique tombés en désuétude, le droit et le devoir d'envoyer chaque année au Gouvernement une députation pour lui signaler les points sur lesquels son expérience lui a révélé l'insuffisance ou l'imperfection de la loi.

§ 95. La cour de cassation connaît, en dehors des pourvois qui lui sont soumis 1o des demandes formées par son procureur général en annulation des actes par lesquels les juges ont excédé leurs pouvoirs1; 2o des règlements de juges en matière civile entre deux cours d'appel, deux tribunaux de première instance ou de commerce ou deux juges de paix qui n'appartiennent pas au même ressort, ou entre une cour d'appel et un tribunal inférieur à elle, et de tous les règlements de juges en matière criminelle2; 3° des prises à partie dirigées contre une chambre ou un membre de la cour de cassation, une cour d'appel ou l'une de ses chambres, ou une cour d'assises'; 4o des plaintes formées contre un mem

[ocr errors]

6 D. 27 nov.-1er déc. 1790, tit. I, art. 24. Const. 3 sept. 1791, tit. III, ch. v, art. 22. Const. 5 fruct. an III, art. 257. L. 27 vent. an VIII, art. 86. M. Cazot, garde des sceaux, recevant la cour de cassation le 5 janvier 1880, a exprimé le désir de la voir revenir à l'observation de ces dispositions : « La cour de « cassation pourrait, a-t-il dit, étendre la sphère de son action en présentant chaque année au Gouvernement un rapport sur les imperfections et les la«cunes de la législation révélées par la pratique, ainsi que le prescrivait la « loi du 27 ventôse an VIII. Je soumets cette considération à votre haute sa«gesse, comme un témoignage de la confiance du Gouvernement dans les lu«mières et l'expérience de la cour» (Journal officiel du 6, p. 115). Les projets de loi dont il a été parlé suprà, § 82, note 7, ont été soumis à l'examen de la cour: il en a été de même, en 1897, des propositions de loi relatives à la réforme de l'instruction criminelle.

§ 95. 1 L. 27 vent. an VIII, art. 80. C. instr. crim., art. 441. Voy., sur ces demandes, infrà, § 200.

2 0. août 1737, tit. II, art. 19 et 20. C. pr. civ., art. 363. C. instr. crim., art. 526. Il y a quelques doutes relativement au conflit qui peut s'élever entre une cour d'appel et un des tribunaux de son ressort la solution indiquée au texte est l'application du principe qu'un tribunal ne peut se régler de juges à lui-même, et que le règlement de juges doit être fait par une autorité supėrieure aux deux juridictions en conflit (Voy., pour les détails, t. II, § 740). 3 L. 27 vent. an VIII, art. 60. C. pr. civ., art. 509. Aux termes de ces dispositions et des textes antérieurs (D. 27 nov.-1er déc. 1790, tit. I, art. 2; const. 3 sept. 1791, tit. III, ch. v, art. 19; const. 5 fruct. an III, art. 254; const. 22 frim. an VIII, art. 65), la prise à partie élevée contre un tribunal tout entier devait toujours être portée à la cour de cassation. Ces dispositions sont abrogées, en ce qui concerne les tribunaux inférieurs aux cours d'appel, par l'article 509 du

« PrécédentContinuer »