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une dame en souffrira de même de quelqu'un ; et quoique ce soit pour l'amour de Dieu, chacun l'appellera couardise et lâcheté. Voilà donc encore un autre mal abject. Une personne a un chancre au bras, et l'autre l'a au visage: celui-là n'a que le mal, mais celui-ci, avec le mal, a le mépris, le dédain et l'abjection. Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui se fait par la vertu de patience; mais il faut aussi chérir l'abjection, ce qui se fait par la vertu de l'humilité. De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables; la patience, la douceur, la simplicité, et l'humilité même, sont des vertus que les mondaius tiennent pour viles et abjectes; au contraire, ils estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la libéralité. Il y a encore des actions d'une même vertu, dont les unes sont méprisées, et les autres honorées. Donner l'aumône et pardonner les offenses, sont deux actions de la charité : la première est honorée d'un chacun, et l'autre méprisée aux yeux du monde. Un jeune gentilhomme, ou une jeune dame, qui ne s'abandonnera pas au déréglement d'une troupe débauchée, à parler, jouer, danser, boire, vêtir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommée ou bigotterie, ou afféterie: aimer cela, c'est aimer son abjection. En voici d'une autre

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sorte: nous allons visiter les malades; si on m'envoie au plus misérable, ce me sera une abjection selon le monde; c'est pourquoi je l'aimerai si on m'envoie à ceux de qualité, c'est une abjection selon l'esprit, car il n'y a pas tant de vertu ni de mérite : j'aimerai donc cette abjection. Tombant emmi la rue, outre le mal on en recoit la honte; il faut aimer cette abjection. Il y a même des fautes esquelles il n'y a aucun mal que la seule abjection, et l'humilité ne requiert pas qu'on les fasse expressément; mais elle requiert bien qu'on ne s'inquiète point quand on les aura commises. Telles sont certaines sottises, incivilités et inadvertances, lesquelles comme il les faut éviter avant qu'elles soient faites, pour obéir à la civilité et prudence, ainsi faut-il, quand elles sont faites, acquiescer à l'abjection qui nous en revient, et l'accepter de bon cœur, pour suivre la sainte humilité. Je dis bien davantage si je me suis déréglé par colère ou par dissolution, à dire des paroles indécentes, et desquelles Dieu et le prochain sont offensés, je me repentirai vivement, et serai extrêmement marri de l'offense, laquelle je m'essayerai de réparer le mieux qu'il me sera possible; mais je ne laisserai pas d'agréer l'abjection et le mépris qui m'en arrivent; et si l'un se pouvoit séparer d'avec l'autre, je rejetterois ar

demment le péché, et garderois humblement l'abjection.

Mais quoique nous aimions l'abjection qui s'ensuit du mal, si ne faut-il pas laisser de remédier au mal qui l'a causée, par des moyens propres et légitimes, et surtout quand le mal est de conséquence. Si j'ai quelque mal abject au visage, j'en procurerai la guérison, mais non pas que j'en oublie l'abjection, laquelle j'en ai reçue. Si j'ai fait une chose qui n'offense personne, je ne m'en excuserai pas, parce qu'encore que ce soit un défaut, si estce qu'il n'est pas permanent; je ne pourrois donc m'en excuser que pour l'abjection qui m'en revient or, c'est cela que l'humilité ne peut permettre. Mais si, par mégarde ou par sottise, j'ai offensé ou scandalisé quelqu'un, je réparerai l'offense par quelque véritable excuse; d'autant que le mal est permanent, et que la charité m'oblige de l'effacer. Au demeurant, il arrive quelquefois que la charité requiert que nous remédiions à l'abjection, pour le bien du prochain, auquel notre réputation est nécessaire; mais en ce cas-là, ôtant notre abjection de devant les yeux du prochain pour empêcher son scandale, il la faut serrer et cacher dedans notre cœur, afin qu'il s'en édifie.

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Mais vous voulez savoir, Philothée, quelles sont les meilleures abjections: et je vous dis

clairement que les plus profitables à l'ame et agréables à Dieu, sont celles que nous avons par accident, ou par la condition de notre vie ; parce que nous ne les avons pas choisies, ains les avons reçues telles que Dieu nous les a envoyées, duquel l'élection est toujours meilleure que la nôtre. Que s'il en falloit choisir, les plus grandes sont meilleures; et celles-là sont estimées les plus grandes, qui sont plus contraires à nos inclinations, pourvu qu'elles soient conformes à notre vocation; car, pour le dire une fois pour toutes, notre choix et élection gâte et amoindrit presque toutes nos vertus. Ah! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec ce grand Roi: J'ai choisi d'être abject en la maison de Dieu, plutôt que d'habiter ès tabernacles des pécheurs! Nul ne le peut, chère Philothée, que celui qui pour nous exalter vécut, et mourut en sorte qu'il fut l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple. Je vous ai dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures quand vous les considérerez; mais, croyez-moi, elles seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les pratiquerez.

CHAPITRE VII.

COMMENT IL FAUT CONSERVRR LA BONNE RENOMMÉE, PRATIQUANT L'HUMILITÉ.

La louange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une simple vertu, mais pour une vertu excellente : car par la louange, nous voulons persuader aux autres d'estimer l'excellence de quelques-uns; par l'honneur nous protestons que nous l'estimons nous-mêmes; et la gloire n'est autre chose, à mon avis, qu'un certain éclat de réputation qui rejaillit de l'assemblage de plusieurs louanges et honneurs, si que les honneurs et louanges sont comme des pierres précieuses, de l'amas desquelles réussit la gloire comme un émail. Or, l'humilité ne pouvant souffrir que nous ayous aucune opinion d'exceller, ou devoir être préférés aux autres, ne peut aussi permettre que nous recherchions la louange, l'honneur ni la gloire qui sont dus à la seule excellence: elle consent bien néanmoins à l'avertissement du sage, qui nous admoneste d'avoir soin de notre renommée, parce que la bonne renommée est une estime, non d'aucune excellence, mais seuement d'une simple et commune prud'homie

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