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D'après M. Félix Faure, la commission reconnaissait la propriété des auteurs comme aussi incontestable que sacrée; seulement elle faisait une différence entre celui qui achète un livre et celui qui achète du blé ou des chevaux; car le premier ne peut, comme le second, faire multiplier la chose acquise; en conséquence de ce privilége accordé aux gens de lettres, il lui semblait que le droit de la société devait commencer trente ans après la mort de l'au

teur.

M. Pelet de la Lozère, partisan du système de propriété perpétuelle, ne concevait pas que pour ajouter dix ans à la durée du droit des auteurs, on en vint à faire une nouvelle loi.

M. Villemain opposait à ce raisonnement que pour être conséquent avec les principes de propriété perpétuelle, on voudrait sans doute aussi que le droit fût en quelque sorte personnel dans une famille, et que l'honneur d'avoir produit un ouvrage utile à l'intelligence profitât exclusivement aux béritiers de l'auteur. Mais comment assurer ce résultat, lorsque le possesseur de ce droit de propriété pouvait le vendre ou en être légalement dépossédé ? Ce droit sacré et perpétuel, deviendrait donc dans la main d'un spéculateur, d'un créancier, une entrave à la libre circulation des ouvrages, sans qu'il en résultât rien d'honorifique ou de profitable pour les descendants de l'auteur. Sans doute la loi n'était pas sans lacunes; mais on devait l'admettre dans l'intérêt des auteurs; le ministre réclamait seulement le changement de ces mots, propriété littéraire, adaptés à une loi où il était question des œuvres de musique, des dessins et des bronzes.

Après quelques objections de M. le baron Mounier, sur le titre même de la loi, on passa à l'examen des ar

tides.

M. le comte Portalis demanda, relativement à l'article 2, que le droit exclusif de publier an ouvrage subsistât pendant cinquante ans au profit des héritiers de l'auteur, au lieu du terme de trente ans assigné par la commission.

Ce délai paraissait trop prolongé au rapporteur, par cette raison qu'il y avait peu d'ouvrages qui fussent publiés après trente ans, excepté ceux qui devaient durer éternellement et qu'il importait de faire tomber dans le domaine public. En outre, on avait pris ce délai de trente ans, parce que l'on voulait garantir les livres français contre la contrefaçon, au moyen d'un accord avec les autres gouvernements, et que, pour arriver à ce but, il avait fallu prendre une base conforme à la législation suivie par les pays étrangers. La Prusse était le seul Etat où l'on eût accordé une jouissance aussi longue que celle que proposait la commission en faveur des héritiers de l'auteur. En Angleterre et en Amérique, le droit de propriété était de vingt-huit ans, à partir du jour de la publication de l'ouvrage. En Russie, il n'était que de vingt-cinq ans. Le rapporteur persistait à croire suffisant le délai proposé par

la commission.

M. Cousin était d'avis que si la Chambre adoptait le principe de M. le comte Portalis, elle devait en accepter tous les résultats, et établir des majorats littéraires. On ne pouvait envisager la propriété littéraire comme toute autre propriété; car nulle part l'on n'avait admiş ses vraies conséquences.

M. le comte Portalis établit ensuite que le droit de propriété littéraire, pour être renfermé dans des bornes très étroites, n'en était pas moins un droit appartenant à l'auteur, de son chef et non de la concession de la loi ou de la munificence de la société, et que dès lors, il pouvait être réglementé, limité, mais jamais aboli ou exproprié sans indemnité. Il aurait donc falla faire plus que de proroger

le droit exclusif de publier les ouvrages, et puisque l'on s'en tenait là, on devait au moins le proroger jusqu'au terme de cinquante ans qui serait alors une quasi-propriété. L'honorable pair ajoutait, en réponse à la dernière partie du discours précédent, que les négociations entamées pour réprimer la contrefaçon, ne devaient pas préjudicier aux intérêts des auteurs.

M. Girod (de l'Ain) soutenait, au contraire, que la pensée ne pouvait être possédée, ni être l'objet d'une propriété. On ne saurait lui appliquer les règles du droit civil: une fois échappé du cerveau qui l'a conçue, elle est du domaine de tous. Le droit de propriété littéraire devait être subordonné à un intérêt respectable, à l'intérêt public; la pensée était une sorte d'invention et sa réproduction étant susceptible d'un privilége, ce privilége, plus élevé et plus durable que tous les autres, devait cependant cesser au moment où sa prolongation nuisait trop à l'intérêt social. L'honorable pair se déclarait pour le système de la commission, et trouvait que, fixer le terme en question à cinquante ans, c'était compromettre l'intérêt général au profit des intérêts privés.

Le délai de trente ans, fixé par nos lois civiles pour la perte de certaines propriétés mobilières, semblait également suffisant à M. le président Boyer.

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27 Mai. M. le vicomte Siméon, rapporteur, que l'ordre de la discussion rappelait à la tribune, s'opposait au terme de cinquante ans. La commission avait eu en vue la gloire même de l'auteur, en cherchant à faire disparaitre tout ce qui pouvait entraver la libre circulation des œuvres de l'esprit. En outre, il y avait monopole, tant que 'durait le droit exclusif de publication; dès-lors, tous les avantages qui auraient pu naître de la concurrence, ajoutait le noble pair, disparaissaient, et l'éditeur encou

rageait la contrefaçon à l'étranger, en maintenant le prix de " l'ouvrage au taux le plus élevé; car c'était cette valeur exagérée que l'on donnait aujourd'hui au moindre volume, qui appelait la contrefaçon à défaut de la concurrence. Ainsi la nouvelle loi, en repoussant le principe de la propriété perpétuelle, n'avait d'autre but que d'améliorer la législation actuellement existante.

M. le comte Portalis vint combattre de nouveau le système de la commission, qui consistait à regarder le droit des auteurs, non comme un droit naturel, mais comme une concession arbitraire de la loi. N'y avait-il pas une différence entre les inventions d'un procédé chimique ou mécanique et les découvertes dont l'application était exclusivement du domaine de l'intelligence, comme les écrits, les ouvrages des philosophes, des historiens et des poètes? Si, du reste, on assimilait les œuvres littéraires aux brevets d'invention, on était forcé de reconnaître qu'elles conféraient à leur auteur un droit de propriété proprement dit. L'honorable pair avouait que la pensée une fois émise était à tout le monde et à personne ; mais il ne s'agissait pas ici exclusivement de la pensée; il s'agissait aussi du corps qui lui était donné, de la forme, en quelque sorte matérielle, qu'elle avait revêtue; enfin du droit de multiplier et de reproduire cette forme et cette pensée. Ainsi celui qui achetait un livre acquérait la propriété de l'exemplaire qu'il avait acheté, mais il n'acquérait pas pour cela le droit de le publier de nouveau; le droit de l'auteur faisait partie de sa succession et de ses biens, puisqu'il le transmettait à ses héritiers; il fallait donc reconnaître un droit réel de propriété. M. le comte Portalis passait ensuite à la réfutation des objections qu'on lui avait posées. Si les cas où l'on imprimait un ouvrage après trente ans étaient très rares, comme on l'avait dit, pourquoi contester un droit qui devait s'exercer si rarement?

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Que l'on favorisât le commerce de la librairie et que l'on permit aux libraires de reproduire le plus tôt possible les bons ouvrages, rien de plus juste; mais sur combien peu d'écrits cette faveur pourrait-elle s'exercer? Dès lors l'inconvénient aurait peu d'importance. Enfin, dans la pensée de l'orateur, on n'accordait pas aux héritiers le droit d'empêcher l'impression d'un ouvrage, mais seulement le droit de l'exploiter. Du reste, il n'y aurait pas plus d'acquéreurs indignes au bout de cinquante ans qu'au bout de trente ans, et l'on ne devait examiner qu'une chose, savoir si le successeur était habile à succéder.

:

Après quelques mots de M. Girod (de l'Ain), qui demandait le rejet du délai de cinquante ans, comme équivalent à un droit perpétuel absolu, M. Gay-Lussac posait en fait, que la propriété industrielle était basée sur le même principe que la propriété littéraire, et regardait comme puérile la distinction que l'on voulait établir entre les œuvres du génie de l'homme appliqué à l'industrie, et les mêmes œuvres appliquées aux lettres.

Croyez-vous, disait-i!, qu'une machine à feu n'est pas aussi un grand livre ? N'est-elle pas le résullat d'une grande conception? D'abord l'œuvre du génie, et ensuite la machine qui n'est que le livre. L'inventeur qui a réalisé ainsi sa pensée, a le grand avantage d'avoir fait une chose utile à la société.

Voudrait-on croire que la machine à feu (j'ai pris cet exemple parce qu'il frappe tous les esprits), n'est qu'un amas informe de métal? Eh non! c'est un ensemble parfaitement combiné, et celui qui en a doté la société lui a rendu un immense service. Avec la machine à feu, vous pénétrez dans l'intérieur de la terre, vous allez arracher aux plus grandes profondeurs, les métaux qui servent aux besoins de l'homme; vous vous servez de la machine à feu comme force motrice, et avec son aide, vous Tous transportez à des distances considérables.

La machine à feu est aujourd'hui une puissance immense. C'est el'e (on peut le dire aussi d'elle comme d'œuvres purement littéraires, qui contribue puissamment à la civilisation, en faisant pénétrer dans Fintérieur des Amériques des bateaux à vapeur, en portant des populations dans les contrées les plus reculées, elle rend, i' faut bien l'avouer, d'admirables services,»

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