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immense pour la France. D'un autre côté, la France voulait, et avec raison, que l'Egypte ne fût pas dans les mains d'une puissance qui la laissât tomber dans celles de l'Angleterre. Qu'en résultait-il? C'est que la France n'avait point d'allié naturel et ne pouvait en avoir. Que faire donc en cette situation critique? Se présenter en armes en face de l'Angleterre et de la Russie, et leur parler un langage ferme et décisif qui, au besoin, se traduirai en action; car la sécurité était à ce prix.

« Peut-être, continuait M. de Tocqueville, peut-être, Messieurs, qui cette résolution énergique, et selon moi prudente, paraîtra téméraire mais permettez-moi de le dire, il y a souvent une prudence plus témé raire que la témérité même.

« Quant à moi, je n'ai point été appelé à fonder la nouvelle dynastie je n'ai en définitif aucun lien particulier vis-à-vis d'elle ; je ne lui rien demandé, rien que la grandeur et le bonheur de mon pays ; mai je tiens à ce que cette monarchie dure; pourquoi, parce que je croi que cette monarchie est le seul lien qui nous retient sur la pente o tout nous entraine, que cette monarchie est le seul point de halte qu existe entre nous, et de grands malheurs où nous serions précipités san elle. Je veux donc que cette monarchie subsiste; mais je suis convainc qu'elle ne subsistera pas long-temps, si on laisse s'enraciner dans l'es prit de la France cette pensée que nous, cette nation autrefois si forte si grande, qui a fait de si grandes choses, qui s'est mêlée de toute choses dans le monde, ne se mêle plus de rien ; qu'elle n'a plus la mai à rien ; que tout se fait sans elle.

«Eh bien! Messieurs, je dis que cette croyance, si jamais elle s'enraci nait dans le cœur de celle nation fière et excitable, je dis que cett croyance serait plus fatale pour vous que la perte de vingt batailles, e que nécessairement tôt ou tard elle ensevelirait sous les ruines d l'honneur national la monarchie elle-même, »

Suivant M. Pagès (de l'Arriège), pour le moment, nou: ne pouvions qu'intervenir; nous le ferions avec honnew et succès, et ainsi la crise serait ajournée. L'orateur croyai à l'utilité d'un congrès qui, sans doute, ne viderait pas la question, mais nous donnerait le temps de préparer nos alliances et nos forces. En un mot, la France pleine des souvenirs de sa grandeur, ne devait ni chercher la guerre, ni surtout la craindre.

La parole grave et profonde de M. Guizot se fit en

tendre aussi dans ces débats. Deux écueils étaient à éviter: l'esprit de parti et l'esprit de système; le premier, qui regardait le gouvernement, comme voué fatalement à une seule politique, celle de l'Angleterre ; le second, qui s'attachait à tels points de la question, tantôt à la nationalité arabe, tantôt à la légitimité absolue de l'empire ottoman, tantôt au partage immédiat et prémédité de cet empire. Quant à la politique qui convenait à la France, nous n'avions pas long-temps à la chercher: elle était traditionnelle, séculaire; elle avait été suivie par Henri IV, Richelieu Louis XIV, Napoléon : c'était le maintien de l'empire ottoman, selon la situation des temps, et dans les limites du possible, ces deux lois du gouvernement des états! c'est-àdire, que si quelque démembrement s'opérait, si quelque province se détachait de ce vieil empire, la France devait favoriser la conversion de cette province en état indépendant, en souveraineté nouvelle, qui prît place dans la coalition des états, et qui servît un jour sous sa forme nouvelle au nouvel équilibre européen qui remplacera celui dont les anciens éléments ne subsisteront plus. Mais notre politique ne devait pas être une politique inerte et isolée. Il fallait rallier autour de nous toutes nos forces armées ; il fallait soigner, réparer d'autant plus nos alliances, que l'empereur Nicolas prétendait que ses affaires nous demeuraient plus étrangères. Il fallait avoir dans la Méditerranée une flotte suffisante pour correspondre à celle qu'il entretient dans la mer Noire. En résumé, M. Guizot conseillait une politique conservatrice et pacifique à la fois.

Ce principe fut l'objet d'une réfutation éloquente de la part de M. Berryer, qui voyait une contradiction dans ces deux mots : pacification et conservation.

• Maintenir la stabilité et l'indépendance de l'empire ottoman, s'éeriait-il; mais il y a quinze ans que je l'entends dire; mais la France et P'Angleterre n'ont pas tenu un autre langage; mais tous les actes di

Ann. hist. pour 1839.

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plomatiques, tous les traités ont sans cesse renfermé des articles stipulant qu'il s'agissait pour les nobles Etats contractants de maintenir et de garantir la stabilité et l'indépendance de l'empire ottoman, d'empêcher qu'aucune puissance ne tirât de conséquences du traité des moyens d'influence particulière. Et qu'en est-il résulté? c'est que de chacune des négociations diplomatiques, c'est que de chacun des traités il est résulté un affaiblissement, un démembrement de l'empire ottoman; et avec ces garanties données solennellement depuis quinze ans, au nom des cabinets qui sont dans la politique de conservation, qui consiste à faire de la Turquie une barrière contre l'Orient, on n'a pas fait autre chose que de consacrer, de cimenter les actes successifs qui ont décomposé, démantelé, affaibli et conduit presque à la mort l'empire ot

toman.

«Voilà ce que depuis quinze ans je vois plusieurs fois répété, à travers le même langage. Que veut-on dire aujourd'hui ? Qu'on s'exprime clairement? La pacification! entre qui? Entre le sultan et le pacha; et à côté de cela la conservation de l'empire ottoman : la pacification qui doit maintenir le pacha dans la possession, non seulement des quatre pachaliks de Syrie, mais du district d'Adana, mais de tout le territoire enfermé par le cours de l'Euphrate et la chaîne du Taurus. Ce grand démembrement de l'empire ottoman, maintenu, par la pacification, dans la main de Méhémet-Ali, ce serait la conservation. N'est-il pas évident pour tout le monde que l'une des propositions détruit l'autre, N'est-il pas évident que c'est la mort de l'empire pour le sultan, que d'être obligé de souffrir la possession libre et indépendante, pour Méhémet-Ali, des Etats qui lui ont été abandonnés ? Il faut briser la convention de 1833; il faut vaincre l'insolence du sujet rebelle, lui enlever ce dont il prétend faire une investiture héréditaire. »

La guerre était indispensable, et il était sage et rationnel d'épouser la querelle du sultan ou celle du pacha; d'aller à Constantinople pour y disputer à la Russie la protection de la Turquie, ou à Alexandrie, pour protéger le pacha et assurer son indépendance. M. Berryer votait les 10 millions, et si, ajoutait-il en s'adressant au Cabinet, si j'entrevoyais par une parole échappée de vous, qu'en effet vous avez un système, quoi qu'on ait dit qu'il ne s'agit pas de système, et que, dans ce système, il y ait le moyen de sauver les intérêts de mon pays, je voterais 40 millions au lieu de 10.

M. Dupin parut alors à la tribune. Après avoir tracé le tableau de la situation de la France, et fait ressortir no

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tre désintéressement en présence de tant d'intérêts égoïstes, il concluait, de l'ensemble de ses raisonnements, que le jour où aurait lieu une agression dans la Méditerranée, nous devions intervenir avec énergie et avec résolution. Le ministère ne devait pas avoir de plan de campagne à l'avance, mais se régler sur les événements. L'orateur engageait donc la Chambre à se reposer sur le gouvernement du soin de défendre les intérêts de la France.

Ici M. Odilon Barrot s'éleva contre le système de partage, conseillé par M. de Lamartine; partage, suivant lui, impolitique et immoral. Voyant le mal dans la fatalité presque inévitable de l'intervention russe, l'honorable député voulait que la France se retournât vers la Russie, et lui défendit de s'assurer le protectorat exclusif de la Turquie ou de l'Egypte. Il était du devoir du gouvernement de faire un appel patriotique à toutes les nations de l'Occident, pour prévenir l'envahissement de la civilisation russe sur la civilisation occidentale, plus encore que sur celle de l'empire ottoman. Le fanatisme et l'esprit de nationalité n'étaient pas éteints chez les Osmanlis. Le peuple marchait de plus en plus vers l'assimilation et la fusion, et sa succession n'était pas vacante. L'intervention russe blessait les intérêts de l'Autriche et de l'Angleterre, et toute défiance cesserait, à l'égard de la France désintéressée territorialement, dans ce débat, le jour où elle dirait justement, énergiquement, loyalement, vouloir l'intégrité de la Turquie. Mais il fallait que le gouvernement entrât hardiment dans cette voie; autrement l'égoïsme et la neutralité lui vaudraient mieux.

Pour l'honneur de son système et de sa conscience, M. de Lamartine crut devoir rétablir la question qui avait, disait-il, été complètement faussée en ce qui le concernait. Non, il n'avait pas appelé témérairement et immoralement son pays au partage inique et violent d'un empire

encore assis sur le droit public européen ; ce qu'il avait dit, ce qu'il maintenait, c'était que la Turquie n'était plus un rempart suffisant contre l'ambition moscovite. Le statu quo, il le blâmait; car il laissait subsister tous les périls et compromettait la sécurité même de la France. Quoi! cette pensée serait immorale? Eh! que signifiait donc cette prétendue moralité de la diplomatie qui n'avait pas regardé Navarin ni Varna comme des faits immoraux, qui avait ratifié Kutaya, déchiré la Valachie, la Moldavie, la Servie, la Grèce, l'Egypte et la Syrie; ces pierres tombées d'elles-mêmes, suivant l'expression de M. Guizot. Elles étaient tombées, il est vrai, dans la main de la Russie. Jamais l'orateur n'avait dit poussez aux catastrophes, faites crouler des pierres de plus de ce monument qui s'écroule. Non, il avait dit: ne poussez pas aux catastrophes, mais ne les craignez pas. Soyez prêts, ayez des positions, des alliances; prenez d'avance un rôle dans le grand drame de l'Orient renouvelé. C'était là, à son avis, plus que du patriotisme : c'était le sentiment du développement de l'humanité. Enfin l'honorable membre répondait à l'accusation de chimères et de rêves qui pesait sur ses opinions:

« Messieurs, le rêve, c'est d'imaginer qu'un simple protocole de la France arrêterait, au jour fatal, l'envahissement de la Russie dans le Bosphore, où elle peut être en deux fois vingt-quatre heures. Le rêve, c'est d'imaginer que l'empire ottoman d'aujourd'hui pourra supporter le poids de soixante millions d'hommes de la Russie pendant long-temps; le rêve, c'est d'imaginer, comme M. Guizot, que l'Arabie va constituer un empire, dont la tête sera en Egyple; le rêve, c'est de croire que des populations chrétiennes disséminées et faibles vont se constituer dans l'Orient en fédération solide et puissante contre la Russie; et le réveil, Messieurs! Voulez-vous que je vous le dise?

« Le réveil! C'est la Russie à Constantinople et saisissant toute la Perse et toute l'Asie-Mineure. C'est l'Angleterre possédant à jamais la Méditerranée par l'Egypte. C'est enfin ces populations chrétiennes d'Asie que vous prétendez ressusciter et qui ne peuvent ressusciter qu'à votre ombre, se déchirant elles-mêmes en guerres intestines et foulées sous les pieds de nouveaux tyrans.

"

Oui, voilà le réveil, Messieurs! et je ne veux pas être de ceux qui le préparent en endormant le pays dans le statu quo. »

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