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CAUSE TROISIÈME.

Interruption, en 1820 et 1821, des rapports diplomatiques entre la Russie et la Porte ottomane, en suite des cruautés exercées envers les Chrétiens de la religion grecque, et des réclamations infructueuses faites à ce sujet par le baron de Strogonoff, ministre de Russie à Constantinople.

Le baron de Strogonoff était revêtu des fonctions d'Envoyé

extraordinaire et ministre plénipotentiaire de Russie à Constantinople, en 1820 et 1821: il était chargé de négociations qui avaient pour but d'interpréter et de fixer les clauses contenues dans le traité signé le 6/18 Mai 1812 à Bucharest, notamment en ce qui concernait les articles 4, 7 et 10, relatifs aux limites, à la navigation du Pruth, à la Servie, et aux réclamations respectives des sujets. Cette mission se serait sans doute accomplie avec facilité, si le baron de Strogonoff, en voyant les cruautés exercées par les Turcs contre les Grecs, soupçonnés d'avoir favorisé le mouvement insurrectionnel de l'Hétérie, ou d'y avoir pris part, ne se fût pas cru autorisé, en vertu des traités antérieurs conclus entre

la Russie et la Porte ottomane, à intervenir en faveur de ses corréligionaires, sujets du sultan.

Dans l'exposé qui va suivre de l'état de l'empire ottoman, au point de vue des embarras que lui suscitèrent ses sujets chrétiens, on verra qu'au milieu de l'effervescence qui résulta de cet état de choses parmi les Musulmans, le palais de l'ambassadeur russe fut insulté; mais ce court épisode n'eut aucune suite fâcheuse par l'empressement que mit le divan à donner toute satisfaction au baron de Strogonoff.

L'auteur de l'annuaire historique universel') auquel le gouvernement français se prêtait à communiquer de nombreux documents, attendu l'intérêt que devait présenter pour tout le monde une publication utile, rédigée avec soin et habileté, va nous fournir l'exposé de la situation qui entraîna le baron de Strogonoff à intervenir auprès de la Porte.

Le 20 Août 1820, éclatèrent des mouvements >>séditieux parmi les Arméniens grecs contre leur patriarche: »>ils l'accusaient de vouloir rapprocher la secte de la religion >> catholique et reconnaître le Pape en qualité de chef de »>l'église arménienne. »>

Comme il s'était enfui de son hôtel pour se soustraire à leur fureur, ils se rendirent le lendemain (21 Août) à la Porte, pour demander sa déposition; mais loin d'avoir égard à leur demande, on confirma le patriarche dans sa place, on lui donna une garde de sûreté, on fit arrêter une trentaine de séditieux, et on ordonna une enquête suivant la procédure ottomane, contre quelques Arméniens soupçonnés d'être la cause de ces mouvements. De nouveaux désordres s'étant manifestés entre les Arméniens schismatiques et catholiques au mois d'Octobre suivant, la commission chargée de l'enquête commença par faire appliquer à la question

4) LE SUR fut le premier qui, en 1848, publia l'annuaire historique universel, dont plus tard parut chaque année un volume.

ceux qui étaient le plus compromis dans cette affaire, et par suite de cette instruction, elle fit décapiter trois évêques, pendre à la porte du patriarche deux Arméniens des plus notables du parti, et exiler plusieurs banquiers ou négociants, dont la fortune, qui se montait à plus de vingt millions de piastres turques, fut confisquée au profit du sultan.

Cette affaire, qui aux yeux des Ottomans, n'intéressait qu'une secte toujours méprisée malgré ses richesses, fit moins de sensation qu'une violence qui fut commise à cette époque par des soldats turcs sur l'hôtel de la légation russe. Dans la soirée du 26 Septembre, trois jamacks (soldats de la garnison des forteresses situées à l'entrée de la Mer Noire) étant ivres, déchargèrent, en passant, leurs pistolets contre les portes de cet hôtel à Bujukdéré 1), en poussant des cris qui jetèrent l'effroi dans tout le quartier.

Sur les ordres que donna le baron de Strogonoff, le janissaire de garde à son hôtel, entreprenant d'exécuter un de ces furieux, il s'ensuivit une lutte dans laquelle un janissaire fut tué et un Jamack arrêté; mais bientôt, cinquante de ceuxci, complètement armés, se rassemblèrent devant le palais de la légation, et demandèrent qu'on remit leur camarade en liberté, menaçant, sur le refus qu'en fit Mr. de Strogonoff, de tailler en pièces tout ce qui leur opposerait de la résistance et d'incendier le village. Déjà ils se mettaient en mesure d'exécuter leurs menaces, et ils avaient forcé l'entrée du palais, lorsque des agas, que le comte de Strogonoff avait appelés à son secours, arrivèrent: il fit rendre à ceuxci le prisonnier qui fut mis en liberté et ramené en triomphe. A cette nouvelle, la Porte envoya des patrouilles nombreuses de bostangis, qui bivouaquèrent plusieurs jours devant

1) On sait que Bujukdéré ou Bujukdereh est un village sur le canal ȧ 19 kilomètres de Constantinople où sont situées les maisons de campagne qu'habitent les ambassadeurs et les ministres étrangers pendant l'été.

l'hôtel de l'ambassadeur russe. Elle s'empressa de lui faire présenter des excuses d'abord par le chef des bostangis, ensuite par une lettre du drogman: mais Mr. de Strogonoff non content de ces démarches, exigea qu'un des grands-officiers se rendrait chez lui pour lui faire cette réparation. Il s'éleva alors quelques difficultés sur le rang de cet officier, parceque la Porte avait désiré diminuer autant que possible l'espèce d'humiliation à laquelle elle devait se soumettre. Il fallut céder, et le 6 Octobre le Tschauschi-Baschi (grandmaréchal de l'empire) se rendit chez le ministre, lui fit des excuses au nom de Sa Hautesse, en lui offrant les présents d'usages en fleurs, en fruits et en confitures.

Le commandant-général des forteresses et plusieurs des principaux officiers des Jamacks furent destitués et l'on fit étrangler dix soldats.

Cet événement, survenu au milieu des négociations qui avaient été reprises pour l'exécution du traité de Bucharest, et des bruits sur une alliance plus étroite avec l'Angleterre, en faveur de laquelle on venait d'adoucir beaucoup la rigueur du tarif des douanes turques, jeta des inquiétudes sérieuses dans le peuple. Ces négociations, dont la Porte avait chargé le prince Calimachi, en qualité de drogman, avaient pour objet de fixer définitivement l'interprétation du traité de Bucharest, et le degré d'influence qu'il donne à la Russie sur l'administration des princes de Valachie et de Moldavie. Il était question d'accorder aux vaisseaux de guerre russes le passage éventuel de la Mer Noire dans la Méditerranée, et surtout d'arranger, sous la médiation russe, appuyée par l'Autriche, les affaires de la Servie; médiation à laquelle le fanatisme et l'orgueil musulmans, manifestés par l'événement de Bujukdéré, opposaient plus d'obstacles que la volonté de la Porte ottomane elle-même.

Au milieu de ces difficultés, les Serviens, ou Serbes fa

tigués des véxations du gouvernement turc, ne cessaient de demander un hospodar de leur nation, en offrant de continuer à reconnaître la souveraineté de la Porte, et de lui payer un tribut plus considérable: on disait d'ailleurs, à la fin de l'année, que Milosch, l'un des anciens généraux de Czerni Georges, paraissait disposé à poursuivre cette demande les armes à la main.

Cette circonstance et des nouvelles plus alarmantes encore qui se succédèrent pendant les premiers mois de l'année 1824, entretinrent dans toutes les classes de la population de Constantinople une agitation dont se ressentirent les relations diplomatiques.

Grégoire, patriarche de Constantinople, venait d'être réélu au patriarcat pour la troisième fois, quand l'invasion d'Alexandre Hypsilantis ou Ypsilanti, en 1821, dans les principautés Moldo - Valaques devint le signal de l'insurrection des Hellènes et du soulèvement de la Morée. Constantinople était le but supposé de l'entreprise: les Grecs de la capitale devaient, disait-on, s'emparer du sultan, le tuer et rétablir l'empire grec, en relevant le trône de Constantin. Sur ces accusations contre les Grecs, les princes du Fanar (ou Phanar) étaient journellement massacrés par une soldatesque exaspérée qui désignait le palais du patriarche comme l'arsénal et le trésor des Chrétiens. La position du clergé devint fort difficile en présence d'une révolution qui s'annonçait au nom de la religion. En effet, il avait été maintenu, lors de la conquête ottomane, dans une partie de ses prérogatives pour devenir le garant de la soumission des Chrétiens et il avait souvent adouci la tyrannie en prêchant l'obéissance. Grégoire dut suivre cette tradition et il lança un anathême religieux contre les auteurs de la révolte. Soit qu'il eût obtenu, par ce fait, la confiance du ministère turc, soit qu'on voulut éprouver sa fidélité, on lui confia la garde de la

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