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Le lendemain de son emprisonnement, un juge d'instruction vint l'interroger.

Mr. Barrot déclara avec dignité et énergie «qu'il ne re>>>connaissait que son gouvernement pour juge et qu'il ne >> signerait aucun écrit et ne répondrait à aucune question.»>

A la rage, à l'ivresse de la populace succéda la stupeur, quand on commença à envisager les conséquences que devait nécessairement avoir la scène ignoble du 3 Août; dans les classes supérieures de la population, on reconnaissait hautement que l'instruction suivie contre le consul de France était illégale, que son arrestation était un attentat que rendaient encore plus odieux les circonstances qui l'avaient accompagné. La cour du district ordonna de mettre Mr. Barrot en liberté, sous serment de ne pas quitter le pays sans l'autorisation des autorités; mais Mr. Barrot déclara que son gouvernement seul avait le droit d'exiger des serments de lui, et qu'il resterait en prison jusqu'à ce que le gouvernement du roi des Français vint le réclamer, ou jusqu'à ce qu'on lui en ouvrit librement les portes. L'effroi semblait s'emparer peu à peu de toute la population; la cour se hâta de réformer sa sentence, et d'ordonner la mise en liberté de Mr. Barrot sans condition. Mr. Barrot entré en prison le 3 Août, en sortit le 17, accompagné de tous les étrangers et de toutes les personnes recommandables de la ville, et pendant les deux semaines qu'il y était resté, la chambre qu'il occupait fut le rendez-vous de tout ce qu'il y avait d'hommes respectables à Carthagène, depuis le matin jusqu'au soir.

La conduite des Français a été admirable pendant toute cette affaire; l'on ne saurait donner trop d'éloges au courage, à la fermeté, à l'énergie qu'ont développés Mr. le commandant Gilbert, et Mr. Doulé, commandant en second de la goëlette la Topaze.

Dès le 5 Août, le commandant avait mis à la voile, pour

porter à la Martinique la nouvelle des événements de Carthagène, saluant de son artillerie, au départ, le consul captif; il arriva à la Martinique le 16 Septembre. Le gouverneur de cette colonie, Mr. le contre-amiral Dupotet, écrivit au gouverneur de Carthagène une lettre pleine du sentiment de l'honneur national outragé, et fit partir les corvettes l'Hébé et la Seine, conduites par Mr. Legrandais', commandant de la station française aux Antilles.

Sur la demande de cet officier supérieur, l'agent de police fut condamné à une amende et à la prison, et déclaré incapable d'exercer aucune fonction publique pendant deux ans. Cette réparation ne suffisait pas, mais le gouverneur de Carthagène ne voulut pas consentir aux autres conditions exigées sans en référer à la décision du gouvernement de Bogota. Mr. le commandant Legrandais resta en croisière sur les côtes de la Nouvelle-Grenade jusqu'à l'arrivée de Mr. le contre-amiral baron de Mackau, que le gouvernement du roi avait chargé de prendre des informations sur l'insulte faite à son consul, et d'exiger telle réparation qu'il jugerait convenable.

Quant à Mr. Barrot, qui ne pouvait reprendre ses fonctions jusqu'à ce que la réparation qui était due fût complète, il partit le 10 Octobre pour aller attendre à la Martinique les ordres de son gouvernement.

Les Français résidant à Carthagène n'avaient pas attendu ce moment pour donner à Mr. Barrot un témoignage public de leur estime et du ressentiment légitime qu'ils éprouvaient de l'insulte que ce fonctionnaire diplomatique avait reçue et de la conduite des autorités de Carthagène. Dès le 8 Août, ils lui adressèrent une lettre qui exprimait toute leur sympathie, et à laquelle ils joignirent un rapport qu'ils avaient envoyé, le 4 du même mois, à Mr. le duc de Broglie, ministre secrétaire d'État au département des affaires étrangères.

Rapport envoyé par les Français résidant à Carthagène, au duc de Broglie, ministre secrétaire d'État des affaires étrangères de France; en date du 4 Août 1833.

Monsieur le duc,

Carthagène, le 4 Août 1833.

Pénétrés de douleur et d'indignation par l'affront fait à la France dans la personne de notre consul, nous venons avec confiance porter nos plaintes et exprimer nos craintes au gouvernement de S. M. le roi des Français.

De la prison où la populace insurgée l'a jeté, Mr. Adolphe Barrot, notre consul, adresse à V. Exc. la relation des faits qui ont amené l'attentat inouï qui nous prive de sa protection: cet attentat, c'est son incarcération, au mépris du droit des gens et des nations;...... notre consul vous dit aussi de quelle manière s'est opérée son arrestation.

Dans cette relation pleine de la dignité qu'il a montrée dans ces circonstances, Mr. Barrot a peint les faits dans toute leur vérité; nous, présents à son arrestation illégale, nous Français dévoués, résolus à partager son sort, ses périls quels qu'ils fussent, nous nous empressons de communiquer à V. Exc. ce que nous avons vu, ce dont nous avons été témoins, ce que nous pouvons affirmer sous serment; voici le résumé des faits.

L'alcade Alandete, après la scène entre lui et Mr. Barrot, sur le quai, au débarquement des cadavres de la famille assassinée de Woodbine, après qu'à main armée il eut violé le domicile de notre consul (faits que nous ne mentionnons que pour venir au fait principal, le consul vous en donnant une relation exacte), cet alcade, disons-nous, porta une plainte contre Mr. Barrot, devant l'autorité judiciaire, l'accusant d'avoir résisté à la justice, à main armée. Puisque nous avons été obligés de nommer cet homme, nous devons dire que lorsqu'il osa insulter le consul français de la manière la plus grossière, lorsqu'il s'est permis de violer son domicile, cet homme était ivre: des témoignages irrécusables mettent ce fait hors de doute.

La procédure se suivait par devant un alcade de la même classe qu'Alandete; le caractère bien connu de ce dernier,

l'ivresse complète dans laquelle il se trouvait lors de son insolente conduite, nous portaient à croire qu'il serait puni et que justice serait faite à notre consul, malgré la partialité qui souvent influence les juges lorsqu'il s'agit d'une affaire entre un étranger et un national.

Cependant quelques agitateurs obscurs enflammaient les passions de la populace par des écrits anonymes qui appelaient la rigueur de la loi sur Mr. Barrot et le menaçaient de la vengeance publique; ces écrits contenaient de perfides insinuations contre les étrangers.

Malgré la direction que ces libelles et des propos encore plus menaçants que tenaient certains individus, donnaient à l'opinion publique sur cette affaire, nous aimions à croire que si l'autorité, entraînée par l'antipathie contre l'étranger, qui saisissait cette occasion pour se manifester, avait la faiblesse de laisser condamner Mr. Barrot, nous aimions à croire, disons-nous, qu'elle ne souffrirait pas que la dignité consulaire fût ouvertement, scandaleusement outragée dans sa personne. C'était un vain espoir; rien n'a été respecté; notre consul s'est vu provisoirement condamné à la prison pour y attendre un jugement, d'après les déclarations des témoins à charge, sans que ceux à décharge eussent été entendus.

Considérant ce mandat d'arrêt comme illégal, Mr. Barrot résolut de ne pas y obtempérer, malgré les périls auxquels cette résolution l'exposait. Averti qu'il serait mis à exécution par la force armée, il prit le parti d'abandonner son consulat, et convoqua quelques-uns d'entre nous pour procéder à l'inventaire de ses meubles et effets; il nous déclara qu'il demanderait ses passeports, et s'ils lui étaient refusés, qu'il se rendrait à bord de la goëlette de guerre la Topaze qui se trouve en ce moment sur notre rade. Nous applaudimes à cette résolution digne de son caractère public et privé, et nous fimes appeler un notaire pour faire l'inventaire. Nous y procédions, lorsqu'un alcade de la classe la plus inférieure vint signifier à Mr. Barrot l'ordre de se rendre en prison; le consul refusa de s'y soumettre: la sortie de l'alcade au milieu des groupes déjà rassemblés autour du consulat, produisit une certaine fermentation; le notaire effrayé demanda à se retirer, et il fut impossible de continuer l'inventaire.

MARTENS, CAUSES CÉLÈBRES. V.

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Mr. Barrot écrivit à l'instant même au gouverneur pour lui demander ses passeports dans une heure de délai, et chargea l'un de nous d'aller porter cette lettre. Le gouverneur se refusait de répondre par écrit; sur les représentations énergiques qui lui furent faites, il répondit enfin en refusant les passeports.

Alors Mr. le commandant Gilbert, de la Topaze, se rendit chez le gouverneur, et, dans les termes les plus fermes, lui déclara que la personne du consul était sacrée pour lui; qu'il connaissait l'infamie de la procédure qui avait été suivie contre lui; qu'il accompagnerait le consul à son bord et qu'une fois là il saurait faire respecter son pavillon, quelle que fût la faiblesse de son bâtiment. La conduite de cet officier, en ce moment, est digne des plus grands éloges; il s'est toujours montré le même dans la scène affreuse que nous allons décrire et dont il a constamment été acteur et témoin. Il revint rendre compte au consul de sa visite au gouverneur; alors le moment était arrivé où la noble détermination de Mr. Barrot devait être exécutée; il se revêtit de son uniforme, et, s'exposant aux plus grands dangers pour soutenir l'honneur français qu'il représentait, il sortit, donnant le bras au capitaine de la Topaze, accompagné des consuls de la GrandeBretagne et des États-Unis, qui ont été constamment près de lui. Nous le suivions, et, comme lui, nous connaissions ses dangers et les nôtres.

Une populace furieuse et dégoûtante qu'aucune autorité ne contenait, le suivait et bordait les rues; parmi elle, des hommes appartenant à une classe plus élevée l'excitait, et déjà des cris de: A la carcel! que no se embarque! se faisaient entendre. Indifférent aux clameurs de la multitude, Mr. Barrot marchait impassible, et déjà il arrivait aux portes de la ville, lorsque, s'élançant avec impétuosité, quelques individus le devancent et viennent parler à l'officier du poste. Sans réfléchir un instant sur la violation de ses devoirs qu'il allait commettre, cet homme fit fermer les portes et refusa le passage au consul. Voyant la foule exaspérée, Mr. Barrot lui demanda une garde pour le conduire chez lui et le protéger ainsi que ses amis contre la populace ameutée; il

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