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de Bérat et de Janina. Des lettres anonymes, mystérieusement adressées et remises à Ibrahim pacha, le prévenaient que son épouse cherchait à l'empoisonner, dans l'intention de se marier à Ali pacha, qu'on accusait de lui avoir suggéré ce dessein. Le prétendu complot était masqué des couleurs les plus spécieuses, et auprès de tout autre Turc, une pareille révélation devenant un soupçon, aurait été sans examen, suivie d'un arrêt de mort; mais Ibrahim démêla les projets de son ennemi ainsi que l'innocence de celle qu'il voulait perdre à cause de ses talents et de la fermeté de son caractère.

Cette intrigue ténébreuse, dont la prudence avait dévoilé l'iniquité, demeura ensevelie dans le secret de la famille. Mais si Ibrahim eut le bonheur de se garantir d'un crime qui aurait fait le malheur de sa vie, car cet homme juste craint Dieu et respecte la religion, il ne put prévenir une autre embûche de son implacable ennemi. Ali avait trop bien apprécié la faiblesse de celui auquel il venait d'arracher d'importantes concessions, pour le redouter; mais il voyait avec inquiétude Sépher Bey, frère d'Ibrahim, et il entreprit de s'en défaire, chose d'autant plus difficile, que celui-ci était sur ses gardes.

J'ai dit ailleurs (1) que le Zagori est de temps immémorial en possession de fournir des médecins à une grande partie de la Romélie. Ce fut à un des charlatans de ce pays, qu'Ali pacha eut recours, afin

(1) Tome 1, ch. xii de mon Voyage dans la Grèce.

d'exécuter son projet, en lui promettant quarante bourses s'il parvenait à le débarrasser de Sépher Bey. Pour masquer sa démarche, aussitôt que l'empoisonneur eut pris la route de Bérat, le pacha l'accusa d'évasion et fit arrêter comme complices de ce délit, sa femme et ses enfants, qu'il retint, en apparence en qualité d'otages, et dans le fait pour gages du secret de l'attentat qu'il était chargé d'exécuter. Sepher Bey informé de cet acte de rigueur par les lettres d'Ali, qui écrivait au visir Ibrahim de lui renvoyer son transfuge, ne doutant pas qu'un homme persécuté ne méritât sa confiance, le prit à son service. Ce premier pas étant fait, l'empoisonneur, aussi souple que perfide, s'avança tellement dans les bonnes graces de son protecteur, qu'il devint son apothicaire, son médecin, son confident; et à la première incommodité, il lui administra le remède fatal. Dès qu'il aperçut les symptômes du poison, il prit la fuite, et favorisé par les émissaires d'Ali, qui remplissaient le palais d'Ibrahim, l'homicide arriva à Janina pour recevoir le prix de son forfait. Il fut félicité sur sa dextérité; Ali l'adressa à son trésorier pour toucher le prix du sang, et au sortir du sérail, afin d'effacer l'unique témoin de son crime, il fut pendu par un bourreau qui l'attendait au passage. Le satrape habile à rétorquer les crimes les plus révoltants, contre l'innocence même, tira avantage du supplice de ce médecin, en proclamant qu'il avait fait punir l'assassin de Sépher Bey, et en publiant le récit de son empoisonnement, dont il laissa

planer le soupçon sur l'épouse d'Ibrahim pacha, qu'il disait être jalouse de l'ascendant que son beaufrère exerçait dans sa maison. Il en écrivit dans ce sens à ses créatures, à Constantinople, et partout où il avait intérêt à décrier une famille, dont il avait juré la perte. Il se doutait bien qu'il ne serait pas cru de tout le monde; mais il savait que si les blessures faites par la calomnie guérissent, leurs cicatrices sont ineffaçables! A la faveur de ces scandales qu'il propageait, il armait, disait-il, pour venger la mort de Sépher Bey; et sous ce prétexte, il se proposait de nouveaux envahissements, lorsqu'il fut arrêté dans ses projets par Ibrahim pacha, qui fit agir la ligue du Chamouri ou Thesprotie. Les beys de cette contrée mirent aussitôt en avant les Souliotes, qui avaient eu récemment quelques communications avec des émissaires étrangers. Tel fut le motif de la première guerre des chrétiens indépendants de la Selleide contre Ali pacha, guerre qu'on vit éclater au printemps de l'année 1790.

CHAPITRE III.

Patriotisme déguisé des Grecs.

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Coup d'œil sur la politique de la Russie par rapport à la Grèce. - Projets de Catherine II et de Potemkin, pour son affanchissement. Guerre des Souliotes en 1790 et 1791 contre Ali pacha. Mort de Potemkin. — Ibrahim marie sa seconde fille à Véli, fils d'Ali. -Ses noces. · Assassinat des beys de Cleïsoura. -Licence introduite à Janina. - Débauches. Ali prend les armatolis à son service;-attaque les Souliotes-qui le battent. Sa politique envers les Épirotes. Essaie de surprendre Souli. Lettre de Tzavellas. Ali accusé de félonie se justifie — fait pendre un homme à sa place.

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LE sentiment de la liberté tient à l'essence du territoire que les Grecs habitent; il semble s'en exhaler comme le souffle prophétique des oracles de la Hellopie (1), au siècle de Thémis. Il est mêlé aux eucrasies des saisons; on le respire avec l'air vital, on le retrouve dans les paysages poétiques, et dans les aspects du ciel de leur douce patrie. Courbés, depuis plusieurs siècles, sous un joug de fer, ils ont été successivement conquis, tributaires, raïas, mais toujours Grecs, et non pas entièrement asservis. Les

(1) Voyez t. I, c. x1, de mon Voyage dans la Grèce.

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intrépides capitaines de l'Étolie, du mont Olympe, des météores de la Selleïde, de l'Éleuthéro-Laconie et des monts blancs de l'île de Crète, n'ont à aucune époque mis bas les armes devant les dévastateurs de la Grèce. Les services que les Turcs en exigeaient, les redevances que ces atroces dominateurs leur arrachaient, n'étaient pas un aveu de la faiblesse de ces fiers courages, mais les signes d'une transaction temporaire, qui leur permettait, en les laissant respirer, de réserver leurs bras pour des temps plus heureux. Aussi les peuplades des montagnes de la Hellade ne perdirent jamais l'espoir d'une noble émancipation, lors même qu'elles n'entrevoyaient, ni les chances, ni même la possibilité d'un pareil évènement. Cette pensée plus dissimulée existait également chez les chrétiens qui habitent les plaines et les villes, où les Turcs envient aux vaincus, maisons, biens, et jusqu'aux tombeaux (1). A la vérité ceux-ci se contentaient, au lieu de tenir une attitude armée, de chanter sur leurs lyres, le règne de J. C., la restauration de la Sainte Sion, et le triomphe céleste de l'église militante, emblêmes sous lesquels ils ne soupiraient pas seulement après les jouissances ineffables de la cité de Dieu; leurs mélodies, pareilles aux chants d'Orphée, suspendaient les douleurs du Tartare, et endormaient la fureur des princes de l'Erèbe, tandis que la seule guerre légitime se formait

(1) Μηδὲ γεωργεῖν τὸν μὲν πολλὴν, τῷ δ ̓ εἶναι μηδὲ ταφῆναι. Aristoph. Ecclesiaz., v. 623.

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