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reurs, c'est seulement une preuve que la poésie est à la fois le plus difficile et le plus beau de tous les arts, celui où l'on atteint le plus rarement à la perfection. Mais, dans tous les cas, c'est à coup sûr par les bons artistes qu'il faut juger de l'essence d'un art, et il est de la plus absurde injustice de le rendre responsable de l'impuisssance de ceux qui n'y entendent rien. Il fallait, si l'on eût été de bonne foi, il fallait oser prendre une scene de Racine, une épître de Boileau, une belle ode de Rousseau, et nous faire voir qu'on pouvait dire en prose mieux qu'ils n'ont dit en vers. On ne s'en est pas avisé : la méthode constante de tous les mauvais critiques, de tous les sophistes en quelque genre que ce soit, est de s'envelopper dans des généralités vagues et captieuses, sans aborder jamais la preuve de fait, parce qu'ils savent bien qu'elle est la seule décisive, et qu'elle déciderait contre eux.

la

Lamotte, quand il mit en prose la première scène de Mithridate, voulut prouver seulement que prose pouvait exprimer tout ce qu'exprimait la poésie, et aussi bien, et Lamotte se trompait de plusieurs manières. D'abord, il ne fallait pas prendre une scène d'exposition, toute entière dans le style tempéré, pour un essai de tout ce que la poésie pouvait avoir de moyens d'expression. Il eût fallu choisir ses exemples dans le pathétique et le sublimo

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de Phèdre et d'Athalie. La scène de Mithridate, réduite en prose, avait un double inconvénient pour la cause de Lamotte; d'abord de prouver, ce qui n'en valait pas la peine, que les vers de Racine, déconstruits, devenaient encore, comme ceux de tout excellent poète, une prose pleine de raison, d'élégance et de précision; ensuite de prouver contre une autre thèse de Lamotte et de tous les philosophes ses partisans, que la mesure et la rime n'avaient gêné en rien le poète, puisqu'il avait dit tout ce qu'il voulait et devait dire, aussi pleinement, aussi correctement, aussi clairement que s'il eût écrit en prose; et dès-lors il ne reste de différence que celle du charme de la versification, que Lamotte lui-même ne niait pas, mais qu'il appelait une folie ingénieuse, qui consistait à se donner beaucoup de peine pour ne faire que ce qu'on aurait fait en se bornant à la prose. A quel point une idée fausse, suggérée par l'amour propre, peut aveugler un homme de beaucoup d'esprit! Que de méprises grossières dans un seul paradoxe! Comment Lamotte ne s'appercevait-il pas qu'il fournissait luimême une réponse péremptoire, en avouant le charme attaché à la versification, et en s'y déclarant très-sensible? Ce seul aveu ne devait-il pas ramener un philosophe au principe général qu'il oubliait? Eh! à quoi tient (pouvait-on lui dire) ce charme

que vous reconnaissez, cette différence entre la prose et les vers? A ce que celle-là est un langage purement naturel, et ceux-ci un langage artificiel. La prose n'est autre chose que la parole écrite; la poésie est un art, un art de l'esprit, de l'oreille et de l'imagination; et quel est l'objet d'un art, si ce n'est de procurer des plaisirs délicats aux hommes sensibles? Vous vous méprenez donc entiérement quand vous commencez par supposer qu'il ne s'agit, en vers comme en prose, que de faire entendre sa pensée, et que vous concluez pour l'une contre l'autre, en raison du plus ou moins de facilité, comme s'il ne s'agissait que d'expédier promptement, et qu'ici celui qui a fait le plus vîte fût aussi celui qui fait le mieux. Est-il excusable de confondre des choses si différentes, de reprocher à un art d'avoir plus de difficultés que ce qui n'est pas un art? Certainement il n'en est pas un qui ne coûte du travail, particuliérement aux bons artistes, qui ont le sentiment de la perfection. Mais si l'on en revient à la proportion entre la peine et le produit, ceci rentre, très - gratuitement pour la question, dans l'examen général de tous les arts de l'esprit qui sont les ornemens de la société, et même ne lui sont pas inutiles quand l'usage n'en est pas perverti. Alors ces considérations philosophiques ne regardent pas plus la poésie que la musique, la

peinture, la sculpture, et sont d'ailleurs très-étrangères à la controverse qui nous occupe.

Telle est pourtant la pente naturelle de l'esprit humain pour les paradoxes, surtout pour ceux qui consolent l'amour propre en dispensant de l'estime, que cette folle réprobation de la poésie, quoique prononcée par des hommes qui n'étaient guère estimés que comme prosateurs, aurait pu passer en mode, au moins pendant quelque tems, si elle n'eût été vivement combattue par la raison et surtout par le ridicule. On n'est pas surpris que Trublet, humble suivant de Lamotte et de Fontenelle, ait été en tout leur fidèle écho, et même ait quelquefois été plus loin qu'eux, parce qu'il avait moins à risquer; que Marivaux, auteur infortuné d'une pitoyable tragédie d'Annibal, toujours animé contre Voltaire, qu'il appelait un bel esprit fieffé, la perfection des idées communes, se soit rangé parmi les détracteurs d'un art où il n'avait pu réussir; que Duclos, esprit sec et froid, quoique d'ailleurs juste dans tout ce qui n'était que du ressort de la raison, mais du reste l'homme le plus durement organisé, et qui se piquait même de faire fort peu de cas de la sensibilité (1), n'ait voulu voir, dans les plus

(1) Je n'aime point (disait-il.) ces pièces qui font tant pleurer: ça me tord la peau.

beaux vers, que le mérite d'être irrépréhensibles, comme la bonne prose: mais on est un peu fâché qu'un Montesquieu, quoique par l'organe d'un Persan, ait mis alors tous les poètes au rang des fous en faisant grace, sans qu'on sache trop pourquoi, aux seuls poètes dramatiques; que le judicieux philosophe Condillac ait gâté son Cours d'études par les plus ineptes critiques des vers de Boileau, dont il fait une analyse métaphysique pour y trouver une multitude de fautes prétendues, qui prouvent seulement dans le censeur indiscret une ignorance totale des élémens de la poésie et de la versification. Buffon du moins eut la prudence de ne rien écrire sur cette matière; mais il y revenait si souvent en conversation, que son opinion était publique, et il fut le dernier des hommes célèbres à soutenir cette hérésie bizarre que personne même ne portait plus loin que lui. Je l'ai entendu affirmer devant vingt personnes, que les plus beaux vers ne pouvaient pas résister à l'examen, que les plus parfaits de Racine lui-même étaient remplis de fautes, et il offrit d'en faire la preuve sur la première scène d'Athalie : il parla long-tems, et tout seul; et je crois devoir ce respect à sa mémoire, de ne rien répéter des incroyables inepties qu'il débita, comme je crus alors devoir à sa vieillesse de ne pas lui opposer la moindre réplique. Je suis persuadé que l'étonnement où

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