Images de page
PDF
ePub

632. Ils prennent pour point de départ cette première proposition: Indivisibilité de la recherche du bonheur et de la recherche du devoir.-Cette première proposition, conçue dans ces termes généraux, est incontestable. Rappelons ici ce que nous avons dit au numéro 199: Nul être n'accepte comme but son malheur définitif; tout être, dans l'accomplissement du devoir, a en vue un contentement quelconque, actuel ou futur. Nous avons trouvé d'accord, sur cette affirmation, Tertullien, Mallebranche, Pascal, Leibnitz et bien d'autres. Tant qu'elle reste ainsi exprimée, nous l'acceptons sans hésiter. « L'homme, a-t-on dit << avec raison, n'entre-t-il pas dans son état normal, « à mesure qu'il se débarrasse de ses erreurs, de ses «vices et de ses misères 2?» Aussi, avec Comte, nous reprocherons à Bentham d'avoir présenté comme nouvelle cette vérité, aussi ancienne que le monde. Avec Comte, nous dirons encore qu'on ne peut la nier sans folie, comme on ne peut, sans folie, refuser de voir, dans la guérison des maladies, le but de la médecine. Epicure cherchant la volupté, Zénon prêchant la vertu, Aristote proposant de tendre à l'ensemble des perfections du corps et de l'esprit, seront d'accord, comme le fait observer Descartes 3, s'ils se contentent de formuler ainsi leur système : « Le bonheur « est le but du devoir. >>

633. De cette première proposition: Indivisibilité

1 Wolff, Grotius, Pestel, etc.

2 Comte, Traité de législation, liv. I, chap Iv.

3 Lettre III à Mme Élisabeth, princesse palatine.

de la recherche du bonheur et de la recherche du devoir, la méthode expérimentale en tire une seconde, contre laquelle nous n'avons également rien à dire, savoir: L'existence du bonheur suppose l'accomplissement du devoir.-Que pourrions-nous nier, dans la généralité de cette proposition, nous qui avons identifié (tome I, nos 241 à 246) la justice et l'intérêt bien entendu?

634. Mais voici le point où va surgir la difficulté. La méthode qui prétend trouver le devoir dans le bonheur par l'observation, ne peut, sans se démentir elle-même, chercher le bonheur lui-même autrement que par l'observation. Elle posera donc cette troisième proposition: L'existence du bonheur, TEL QUE LE FAIT CONNAITRE L'OBSERVATION, suppose l'accomplissement du devoir.

635. Cette troisième proposition se trouve notamment à toutes les pages du Traité de législation de Comte, un des ouvrages les plus consciencieux qu'on ait écrits sur notre science. — Suivant cet auteur, toute loi est une liaison entre une cause et l'effet qu'elle produit. L'analyse d'une loi, c'est la constatation des conséquences bonnes ou mauvaises qu'elle amène. En ce qui touche les lois du juste et de l'injuste, cette constatation ne peut être essayée par les philosophes qu'au moyen des renseignements que leur fournissent les récits des historiens et des voyageurs : comme ils ne sont pas rois, ils ne peuvent faire euxmêmes des expériences pratiques choisies à leur gré, en donnant des institutions à un peuple. C'est donc en examinant les faits passés et présents, qu'ils arri

vent à diviser les lois des nations en deux classes: d'un côté, celles qui produisent plus de biens que de maux; de l'autre, celles qui produisent plus de maux que de biens. Le sentiment moral n'est que le sentiment d'antipathie contre les conséquences mauvaises, et le sentiment de sympathie pour les consé. quences bonnes 2.

En un mot, pour apprécier les lois d'un peuple, pour savoir si elles sont ou non la véritable expression de la science du devoir, il suffit, suivant Comte, d'examiner si, sous l'influence de ces lois, le peuple dont il s'agit prospère, dépérit, ou reste stationnaire 3.

636. Prospérer, c'est réunir les éléments du bonheur dépérir, c'est réunir les éléments du malheur. Pour savoir si un peuple prospère ou dépérit, il faut d'abord bien analyser les éléments du bonheur et du malheur, qu'on nomme plaisirs et peines. Il faut observer ces plaisirs et ces peines dans leurs divers degrés, soit d'après leurs caractères intrinsèques, soit d'après leurs conséquences, soit d'après les circon. stances accessoires de tempérament, santé, sexe, âge, éducation, climat, etc., etc.

Il est de mode d'anathématiser tout d'abord ceux qui procèdent ainsi à la recherche du devoir. Pourquoi? Parce que l'on commence par supposer que leur liste des plaisirs comprend seulement les voluptés du corps. Ne cédons pas à ces préventions! Nous ne

1 Comte, Traité de législation, liv. I, chap. v.

2 Id., ibid., liv. I, chap. iv.

3 Id., ibid., liv. I, chap. I.

sommes point de l'école de ces philosophes; mais ne les calomnions pas, non plus que les disciples honnêtes qui ont cru en eux. N'allons pas nous imaginer qu'ils recherchent seulement l'étourdissement des fêtes! Ils font au contraire large part aux jouissances les plus pures1.

637. Ne les accusons pas surtout de tirer nécessairement, de leurs principes, l'invitation au culte exclusif de l'égoïsme! Loin de là. Ce sont des sages (un peu pessimistes, il est vrai), qui, déplorant le mal de l'égoïsme humain, et le croyant irremédiable, cherchent à le diminuer autant qu'il est possible. Les grandes pensées, « qui viennent du cœur, » peuvent tenir une place très considérable dans leur appréciation artistique des degrés de la volupté. Octogénaires, ils planteront en disant:

«Nos arrière-neveux nous devront cet ombrage! >>

« Les auteurs, dit Droz, des systèmes applica«bles à la science de la vie, veulent Tous conserver << l'intégrité des facultés de l'homme, et leur donner <«< une direction utile. Tous nous invitent à la tempé<<< rance et à la bienveillance. >>

Ainsi (retenons-le bien d'abord), le plus doux des éléments du bien-être, la charité, c'est-à-dire la joie

Voir Bentham, passim, et notamment Traité de législation, liv. III, chap. I.

Voir aussi Comte, Traité de législation, chap. 1.

2 Vauvenargues.

<< Il faut planter des arbres, soit fruitiers, soit champêtres, pour l'avan<tage de la postérité; et ne pas faire même une consommation inutile de

[ocr errors]

bois, de peur qu'il ne vienne à manquer dans la suite des temps. >> (Principes du droit naturel, de Wolff, analysés par Formet, liv. VI, ch. vi.) 4 Philosophie morale, chap. iv.

que donne la vue du bonheur d'autrui, est un des éléments du bonheur, TEL QUE L'OBSERVATION EXACTE LE FAIT CONNAITRE 1.

[ocr errors]

638. Y a-t-il cependant des âmes assez peu généreuses pour être indifférentes à la vue du bonheur d'autrui? Alors, à défaut de la charité, viendra du moins, pour elles, la prudence. La prudence est encore un des éléments du bonheur, TEL QUE L'OBSERVATION EXACTE LE FAIT CONNAITRE. Elle nous recommandera de borner nos prétentions au bien-être, en gardant une modération attentive à respecter le bienêtre d'autrui; sinon, exposés sans cesse au danger des réactions, nous manquerons de l'élément essentiel du bien-être qu'on appelle sécurité2.

639. Ainsi, comprenez-le bien, lecteur, l'école expérimentale ne verrait pas la présomption de l'accomplissement du devoir dans l'existence d'un bonheur prétendu, cherché dans l'égoïsme et l'emportement des passions. Mais lorsque, combinant l'amour d'autrui avec l'amour de soi, et n'oubliant pas le lendemain, le bonheur, sainement entendu, satisfait à la fois le cœur, l'intelligence et le corps, c'est, dit l'école expérimentale, le développement de l'être. Or la loi de tout être est de chercher son développement, donc d'aspirer au bonheur. Le juste, c'est l'UTILE qui contient ce résultat. « La vertu, dit Bentham, n'est un

1 C'est sans doute dans ce sens qu'il faut entendre ce vers d'Horace : « Atque ipsa utilitas, justi PROPE mater et æqui!

2 Que l'humanité, dit Helvétius (Abrégé du Code de la nature), t'inté«resse au sort de ton semblable! Songe qu'il peut un jour t'accabler ainsi • que lui! >>

« PrécédentContinuer »