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841. L'ensemble des détails de la science du devoir est une œuvre que la force d'un homme ne peut accomplir.

Tous les précepteurs du genre humain se sont bornés à donner successivement quelques règles éparses. Partie bien faible du vaste corps de doctrine qu'il y aurait à créer pour présenter cet ensemble!

842. Les fondateurs des religions n'ont pas essayé de créer ce vaste corps. - Qui pourra prétendre qu'un code universel de la distinction du bien et du mal se trouvait dans les sept préceptes donnés aux enfants de Noé sur l'idolâtrie, le blasphème, l'effusion du sang, l'inceste et l'adultère, le vol et la rapine, la prohibition de manger la chair avec le sang, et l'obéissance aux juges1?

Déjà plus étendu, le Décalogue n'est encore qu'une liste de quelques devoirs importants, choisis entre des milliers d'autres sur lesquels il reste muet.

843. Le Décalogue est, à son tour, laissé bien loin par l'Evangile, dont, suivant l'expression de saint Paul, il diffère comme l'ombre des choses célestes diffère de leur réalité 2; par l'Evangile, qui décharge de l'obligation de suivre l'Ancien-Testament, partout où il le modifie pour des temps nouveaux. —Et toutefois, quels que soient la grandeur des préceptes et la beauté des paraboles que contient l'Evangile, les apô

1 Voir, à la suite des Institutiones juris naturalis de Vitrarius, l'opuscule de Budée, intitulé: Synopsis juris naturæ et gentium, juxta disciplinam Hebræorum.

Comp.

2 Saint Paul, Epist. ad Hebræos, cap. IX, S II, vers. 23, 24. M. l'abbé Gratry, De la connaissance de Dieu, tom. I, partie 1, chap. IV.

tres reconnaissent eux-mêmes qu'ils n'y ont pas tout dit : « Sunt autem et alia multa quæ fecit Jesus : « quæ scribantur per singula: nec ipsum arbitror « mundum capere posse eos, qui scribendi sunt, libros. Et l'auteur de cet Evangile reconnaît expressément qu'il aurait encore beaucoup de choses à dire, mais que le temps n'est pas venu de comprendre ces choses.

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Il est notamment incontestable, et incontesté, que l'Evangile ne donne aucun précepte sur le droit politique2. - Du droit criminel, de la procédure, du droit des gens, du droit public, il ne contient rien. droit privé, il dit quelques mots à peine.

Du

On ne finirait pas, si l'on essayait de signaler toutes les lacunes. Il faut donc le reconnaître à moins de tomber dans un système de divinations déclamatoires, à moins de deviner, sous des textes entièrement étrangers à ces matières, des allégories cachées pour les régler, la théologie la plus érudite ne peut faire, avec les traditions de l'Ancien et du Nouveau Testament, des codes (même ébauchés) sur les détails du devoir 3.

Dans un discours public *, Barbeyrac a ainsi défini le contingent apporté par l'Ecriture Sainte à la science

1 Saint Jean, chap, xxI, § 2, vers. 25.

2 Ahrens, Cours de droit naturel, Introduction, chap. xi.

3 Et ainsi la définition donnée par M. de Bonald : « La loi est la volonté « de Dieu, et la règle de l'homme, » ne peut pas devenir une définition pratique, quand on ne peut pas montrer cette volonté dans un ensemble de textes explicites sur tous les points.

Comp. Roussel, Encyclopédie du droit, partie I, sect. 1, chap. III, § 19. • Oratio inauguralis de dignitate et utilitate juris et historiarum.

morale: «Generalia tantum tradit; nec ad singularia, nisi rarissime, et occasione data, descendit.

844. En ce qui touche les quelques détails qu'elle contient, la raison, d'après l'avis des théologiens les plus considérables, a encore deux droits à exercer.

Le premier est d'interpréter les obscurités des textes. Saint Thomas1, d'après saint Augustin, a dit:

« Quand l'Ecriture peut recevoir plusieurs sens, « quand on en trouve un que la raison convainc cer<<< tainement de fausseté, il ne faut pas s'obstiner à <<< dire que c'en soit le sens naturel, mais en chercher << un autre qui s'y accorde2. >>

«<

845. Le second droit de la raison est d'examiner si certains préceptes donnés (par exemple sur l'intérêt de l'argent, sur les prohibitions de mariage, sur le droit de faire grâce...) ont été destinés seulement à être appliqués à certaines nations, et pendant un certain temps; ou s'ils ont été créés pour tous les temps et toutes les nations?

A partir du xire siècle, divers peuples modernes avaient admis ces décisions de droit divin positif comme un code de lois en vigueur. Ils l'acceptaient tacitement, à côté de leurs lois humaines promulguées par le pouvoir social. - Mais saint Thomas d'Aquin s'éleva contre l'opinion qui attribuait aux Livres

1 Partie Ire, quæst. 68, a. 1, cité par Pascal, Provinciale 18e.

2 << Il est sûr qu'il y a des endroits où on ne fait point difficulté de quitter la lettre comme lorsque l'Écriture donne des mains à Dieu, et lui attribue a la colère, la pénitence, et les autres affections humaines. ■ (LEIBNITZ.)

Saints cette force perpétuelle obligatoire 1. Ainsi, il ne voulait même pas que les quelques règles contenues, dans ces Livres, sur le devoir, apportassent aucune entrave à la plénitude de la spontanéité réservée à chaque peuple dans le choix de ses institutions. 846. Ce que n'ont pas fait les fondateurs des religions, les législateurs ne l'ont pas non plus essayé.

Nul d'entre eux n'a eu la pensée de rédiger un code universel des devoirs. Chacun d'eux s'est borné à porter la main partout où penchait l'édifice social, et à promulguer, sans ordre, tantôt une loi, tantôt une autre, suivant les besoins du moment.

847. Les publicistes et moralistes feront-ils plus que les fondateurs des religions et les législateurs? Nous ne le pensons pas. Une pareille « spéculation à perte de vue » ne pourrait arriver à son but.

Ceux qui, dans des traités de droit naturel, ont voulu rédiger des codes universels à priori, n'ont guère fait que répéter, avec quelques modifications, l'ensemble des lois promulguées par la nation dont ils faisaient partie.

848. Nous ne les suivrons pas dans leur méthode. C'est dans nos publications ultérieures, en expliquant nos codes, que nous comparerons les articles qu'ils contiennent avec le droit naturel, tel que nous

1 Sur les détails de ce point d'histoire, on peut consulter le Cours d'introduction, de Falck, traduit par M. Pellat, chap. 1, § 58 à 61. L'auteur pose ensuite (§ 62 à 65) la question du degré d'autorité légale que peuvent avoir encore, pour le peuple juif, les lois mosaïques.

Ce n'est pas en ce moment que nous avons à chercher la portée de l'art. 7 de la loi du 30 ventôse an XII, en ce qui touche l'existence du droit canonique en France.

le comprenons; avec le droit naturel, perfectionnement supposé du droit pratique.

Nous essaierons, par ce moyen seulement, de faire faire quelques pas à la science du devoir.

Mais qui pourrait se flatter de constituer l'ensemble de cette science? Ce serait se flatter de devancer le travail de tous les siècles, nécessaire pour cette œuvre immense.

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