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seil fédéral, ont exprimé leurs regrets sur ce point dans la séance du 27 mars. Elle a reparu toutefois dans la Conférence, sous une forme très restreinte, il est vrai. L'Allemagne a en effet proposé d'interdire aux femmes, même au-dessus de vingt et un ans: 1o le travail de nuit; 2o la prolongation de la journée de travail au delà d'une durée de onze heures. La première de ces propositions a été votée par 8 voix contre 5 (Belgique, Espagne, France, Italie, Portugal) et 2 abstentions (Danemark, Suède); la seconde par 8 voix contre 3 (Belgique, Italie, France) et 4 abstentions (Danemark, Espagne, Hongrie, Portugal) (1). Voici en quels termes les délégués français ont justifié leurs votes:

<«<La législation française ne protège jusqu'ici que les enfants, les jeunes ouvriers et les femmes mineurs de vingt et un ans. Sans doute, une loi de 1848 fixe à un maximum de douze heures la journée de travail des adultes, et les femmes majeures y sont naturellement soumises; mais on ne peut dire que la loi soit rigoureusement appliquée. Sans doute encore, le projet actuellement en discussion limite le travail effectif des femmes majeures à onze heures; mais il n'est pas absolument certain que cette dernière disposition soit adoptée, et, si l'on peut voir dans ce projet un indice des tendances actuelles de l'opinion, on ne peut cependant pas le considérer comme acquis dans ceux de ses articles qui ne concernent pas les mi

neurs.

<«<La France, en effet, n'a jamais abordé qu'avec une extrême réserve la réglementation du travail des adultes. Cette réserve, qui se rencontre dans tous les pays, est particulièrement explicable dans l'état de nos mœurs et de nos institutions politiques. Nous avons le culte de la liberté individuelle, et, plutôt que de réglementer l'usage qu'en font nos concitoyens, nous préférons leur donner tous les instruments nécessaires pour se servir utilement de leurs droits. C'est ainsi que nous avons fait des efforts considérables pour répandre l'instruction, parmi les adultes comme parmi les enfants; que nous avons puissamment développé les institutions de crédit et de prévoyance et que nous avons assuré aux ouvriers, par la loi sur les syndicats professionnels, la faculté d'associer et de combiner leurs efforts, au lieu de les laisser isolés les uns des autres, et par conséquent faibles.

«Tel est le caractère spécial de notre législation; elle est dominée par cette pensée que le progrès s'accomplit par la liberté. La même pensée a dicté nos votes au sein de la Conférence; nous nous sommes montrés très ardents pour la protection des mineurs ; nous nous sommes abstenus quand il s'agissait des majeurs ».

Nous mentionnerons enfin, avant d'arriver à la partie positive de notre œuvre, l'abstention de la France quand il s'est agi de sanctionner par un vote le droit, que réclamaient les pays méridionaux, d'admettre les enfants dans leurs établissements industriels et dans leurs mines à partir de 10 ans, et non pas, comme les autres États, à partir de 12 ans. Les délégués français se sont abstenus dans cette question: il ne leur a point paru qu'ils eussent compétence pour statuer, même par un avis, sur la législation du

(1) Les chiffres proclamés sont : 9 voix pour, 2 contre, 4 abstentions. Cette divergence apparente provient de ce que la proposition qui visait la limitation de la journée des femmes adultes se trouvait confondue dans le texte avec celle qui concerne les mineurs de 21 ans : mais la France a déclaré que, si elle votait oui sur le second point, elle votait non sur le premier.

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travail en Espagne ou en Italie; ils s'en sont tenus à leur doctrine fondamentale, que chaque État est seul maître de légiférer pour ses propres citoyens.

II

Nous arrivons aux propositions auxquelles la Délégation française a pu donner son adhésion. Pour la plupart, elles sont déjà entrées dans nos lois et dans nos mœurs, et les vœux de la Conférence sont, en France, des réalités. Sur quelques points, nous dépassons dès à présent le but qu'elle a indiqué aux Puissances assemblées. Il en est enfin un petit nombre qui constituent des progrès encore à réaliser chez nous comme chez la plupart de nos voisins.

C'est ainsi que dès à présent, et depuis seize années environ, l'âge d'admission des enfants au travail dans les fabriques et les mines est fixé en France à 12 ans. Si quelques-uns y sont admis à 10 ans, c'est à titre exceptionnel, et une application de plus en plus attentive de la loi scolaire diminuera encore ces exceptions. Cette application, que la Conférence conseille, a lieu déjà chez nous et ne demande qu'à être surveillée de près. De même, nous n'avons pas attendu jusqu'à ce jour pour interdire le travail du dimanche et le travail de nuit aux garçons de moins de 16 ans et aux filles et femmes de moins de 21 ans ; pour exclure les enfants de moins de 16 ans et les femmes de tout âge des travaux souterrains des mines; pour soumettre à des règlements sévères l'admission des personnes protégées par la loi dans les industries insalubres ou dangereuses; pour organiser cette surveillance attentive de la sécurité et de la salubrité dans les mines qui a fait baisser la proportion des accidents miniers en France jusqu'à un niveau inconnu ailleurs et avec une rapidité sans exemple chez nos rivaux (15 tués sur 10,000 ouvriers en 1881-88, au lieu de 30 en 1861-70). Enfin, le corps des inspecteurs du travail, sans lequel la loi risquerait d'être lettre morte, existe chez nous depuis longtemps. Il comprend 21 inspecteurs divisionnaires, 70 inspecteurs départementaux et, en outre, 13 inspectrices pour le département de la Seine.

Il est juste de dire qu'à d'autres égards les vœux de la Conférence nous indiquent des progrès à réaliser, et la Délégation française y a souscrit avec empressement. Tel est le vœu qui réclame la fixation à 6 heures de la journée maxima de travail pour les enfants de 12 à 14 ans : il est vrai que déjà ce maximum est adopté pour les quelques enfants de 10 à 12 ans admis dans l'industrie et pour les petits ouvriers de 12 à 15 ans qui ne sont pas pourvus du certificat primaire; en sorte que, sur ce point, plus de la moitié de la route est déjà parcourue. Tel encore le vœu qui interdit aux accouchées de travailler durant les quatre semaines qui suivent leurs couches: assurément il empiète sur la liberté des adultes, mais il le fait au nom de l'intérêt supérieur et évident de la race humaine; on ne doit point d'ailleurs se dissimuler que cette interdiction, le jour où elle sera inscrite dans la loi, pourra créer à l'État une nouvelle obligation d'assistance publique. De même enfin le vœu qui réclame un jour de repos sur sept pour les ouvriers de tout àge dans l'industrie: ici encore la santé publique était visiblement en jeu, et la Délégation française a mème examiné si elle ne devait pas aller jusqu'à désigner, d'accord avec la majorité de la Conférence, le dimanche comme jour consacré au repos.

TRAITÉS, T. XVIII.

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Nous avons reconnu, et l'un de nous (1) l'a fait avec une insistance particulière, les avantages considérables que présenterait l'adoption d'un même jour de repos pour tous les travailleurs, mais nous avions le devoir de nous souvenir que nos usages, nos mœurs, se prêteraient difficilement pour un grand nombre de personnes, à cette obligation légale et que de plus une loi récente du 14 juillet 1880 avait abrogé la loi du 18 novembre 1814 sur le repos du dimanche et des fêtes religieuses, sans toutefois porter atteinte à l'article 57 de la loi organique du 18 germinal an X, relatif aux fonctionnaires de l'État.

En revanche, il est des points sur lesquels dès à présent nous dépassons par nos lois ou par nos projets de loi en délibération le terme proposé par la Conférence aux efforts des États industriels. Notre loi scolaire tend efficacement à relever à 13 ans, et non pas seulement à 12, l'âge d'admission des enfants dans les fabriques; la loi de 1874 n'interdit pas seulement jusqu'à 16 ans aux filles le travail de nuit, mais bien jusqu'à 21 ans ; enfin, dans la proposition de loi actuellement à l'examen, ce n'est pas jusqu'à 16 ans seulement que la durée de la journée de travail, pour les garçons comme pour les filles, serait limitée au maximum de 10 heures, mais bien jusqu'à 18 ans.

III

Mais la Délégation française aurait cru négliger une partie essentielle de sa tâche si elle s'était bornée à examiner les propositions faites à la Conférence, à appuyer celles qui déjà sont ou dépassées ou réalisées dans notre législation, et à accueillir celles qui, chez nous-mêmes, ne correspondent encore qu'à des desiderata de l'opinion publique. Elle devait aussi, d'après ses instructions mêmes, exposer les principes qui guident la France en matière de législation du travail, qui ont inspiré nos progrès passés et sur lesquels nous comptons pour nous guider à l'avenir dans la voie de progrès nouveaux.

Les propositions relatives à certaines limitations de la journée de travail fournirent aux délégués français une occasion de rappeler ces principes: Votre Excellence a vu plus haut en quels termes. Une autre occasion leur fut offerte, dans la Commission des mines, lorsque vint en discussion la question des moyens de prévenir les grèves. Cette question était posée comme il suit: « Pourra-t-on, dans l'intérêt public, pour assurer la continuité de la production du charbon, soumettre le travail dans les houillères à une réglementation internationale? » L'amélioration du sort particulier de l'ouvrier mineur n'était pas, on le voit, l'objectif unique des auteurs de cette question; il s'agissait pour eux d'éviter des grèves qui, si elles devenaient générales et durables, condamneraient au chômage presque toutes les industries à la fois, en les privant de leur matière première la plus indispensable. Parmi les remèdes proposés, plusieurs portaient la marque de cette préoccupation. C'est ainsi que l'idée fut mise en avant de suppléer à l'insuffisance passagère de la production nationale à l'aide d'une importation de charbons étrangers, que l'on favoriserait par un abaissement des tarifs de transport. Expédient utile sans doute pour obvier aux effets d'une grève partielle, mais qui pourrait se trouver insuffisant en présence d'une grève un peu étendue, et qui surtout ne corrigerait en rien les causes éco(1) M. Jules Simon.

nomiques et sociales d'où naissent les grèves. De même encore, la pensée a été suggérée d'exiger par la loi que l'ouvrier, au lieu de quitter brusquement le chantier, y restât obligatoirement à l'ouvrage pendant quatre semaines après la dénonciation du contrat qui le lie au patron. Moyen efficace peut-être, si l'on pouvait admettre la pensée de recourir à la force publique pour essayer d'obtenir le travail.

La Délégation française s'est bien plus volontiers ralliée au système d'arbitrage et d'échelle mobile des salaires préconisé par les délégués de la Grande-Bretagne et qui, dans le nord de l'Angleterre, au cours des vingtcinq dernières années, a obtenu, à travers certaines difficultés et certains échecs, de très réels succès. Etablir un rapport numérique librement débattu entre les taux des salaires et le prix de vente des houilles; assurer ainsi à l'ouvrier une participation dans le mouvement des bénéfices du patron; dans les cas de conflit, remettre le débat aux mains d'arbitres souverains nommés en nombre égal par l'Union des patrons et l'Union des ouvriers: c'est là une véritable méthode de pacification sociale.

Mais pour qu'elle produise ses fruits, il faut qu'elle soit acceptée volontairement de part et d'autre ; il faut que les ouvriers aient pris l'habitude de se former en associations solidement unies, capables d'abord de se choisir des chefs aptes à défendre avec savoir et avec raison les intérêts communs, et capables ensuite d'exécuter fidèlement les conventions que ces chefs auront souscrites. Il faut que les patrons, de leur côté, se soient accoutumés à considérer les associations syndicales comme des intermédiaires respectables et utiles, avec lesquels ils peuvent traiter en confiance, et chez qui ils trouveront un esprit d'équité et de paix. Ce sont là des mœurs qui n'existent point partout: l'Etat ne peut se flatter de les créer à lui seul, mais il peut et il doit en favoriser le développement.

C'est là précisément, si nous l'avons bien compris, le rôle que l'État français considère comme le sien. En droit strict, il ne doit aux citoyens que la sécurité, la liberté et la justice. La sécurité, il la garantit par l'intermédiaire de ses inspecteurs et de ses ingénieurs, dûment armés par les lois de 1810 et de 1874, pour ne citer que celles-là. Le projet de loi en préparation sur la responsabilité des accidents donnera encore de nouvelles garanties à l'ouvrier, en admettant en sa faveur le principe du risque professionnel.

Quant à la liberté, l'État français l'a accordée, aussi entière que possible, par la loi de 1884, qui reconnait aux ouvriers le droit de s'associer pour débattre les conditions auxquelles ils exécuteront leur travail, et pour le refuser s'ils le jugent à propos. Dans les grèves, en effet, l'Etat ne voit que l'exercice d'un droit incontestable : quand elles se produisent, il n'a d'autre rôle que d'assurer la liberté des travailleurs et le respect des propriétés.

Pour ce qui est du reste: salaires, durée du travail, etc., c'est affaire à régler par de libres contrats, dans les limites du principe général de justice dont l'État est gardien. Est-ce à dire que l'État se désintéresse de ces contrats, et principalement de ceux qui ont pour objet d'assurer à l'ouvrier, en outre de son salaire, des avantages appréciables: chauffage gratuit, logements loués à prix réduits avec facilités d'acquisition, coopératives de consommation administrées avec le concours des intéressés, caisses de secours pour les cas de maladie et d'infortune exceptionnelle, alimentées par les cotisations communes des patrons et des ouvriers; caisses de retraites, ins

tituées de la même façon, et assurant des pensions aux invalides du travail ainsi qu'aux veuves et aux orphelins des ouvriers. Toutes ces institutions et avec elles certaines pratiques adoptées dans les exploitations les plus humainement et plus prudemment dirigées, comme celle d'assurer la fixité des salaires en constituant sur les bénéfices des bonnes années des réserves où l'on puisera dans les mauvaises, de garder le personnel ouvrier même dans les périodes de chômage passager, de réserver aux vieillards certaines occupations faciles qui leur permettent d'utiliser leurs forces sans s'épuiser, toutes ces institutions et ces pratiques peuvent avoir pour premier effet d'adoucir les relations des ouvriers avec les patrons. Elles écartent de l'esprit des travailleurs la perspective de la misère qui menace leurs vieux jours. Elles les acheminent vers des habitudes d'épargne, vers la possession d'un capital. Elles les accoutument à gérer en commun certains intérêts. Elles tendent ainsi à faire d'eux des hommes, plus libres de soucis, de préjugés et de passions, plus capables de s'entendre entre eux et avec leurs patrons, plus aptes à débattre les conditions de leur labeur avec clairvoyance et dans un esprit d'équité. Elles méritent donc la faveur des pouvoirs publics, et l'État peut parfois les fortifier, les redresser même. C'est ce qu'il se préoccupe de faire, en ce moment, à l'égard des caisses de secours et de retraites, dont un projet de loi tend à garantir les fonds contre tout risque de gestion imprudente. Toutefois les pouvoirs publics hésiteront toujours à se substituer en de pareilles matières à l'initiative privée : l'État a pour devoir assurément de fomenter tous les progrès; mais le plus essentiel de tous les progrès, c'est le développement de l'activité libre et raisonnable des individus.

En revanche, le même motif qui porte l'État à respecter la liberté chez les adultes l'oblige à sauvegarder dans la mesure possible, chez les enfants, les conditions essentielles de santé et d'instruction hors desquelles une volonté libre et droite ne saurait ni naître ni mûrir. Il n'intervient là même que pour suppléer à la défaillance de la sollicitude paternelle, et il le fait au nom de la race dont la génération présente doit ménager l'avenir.

Ce sont ces idées, Monsieur le Ministre, que les délégués de la France ont cru pouvoir exposer à Berlin comme étant la base même de notre législation ouvrière et la source de nos espérances pour l'amélioration du sort de nos travailleurs. Elles ne pouvaient qu'être écoutées avec une bienveillante attention par une assemblée où quinze puissances industrielles de l'Europe s'étaient réunies dans une commune sollicitude pour la cause des classes laborieuses. Elles n'avaient rien d'inattendu ni même de nouveau pour des pays qui, de leur côté, et chacun suivant sa voie propre, marchent vers le même but, en s'empruntant mutuellement tous les progrès consacrés par l'expérience. Mais c'était notre droit et peut être notre devoir de rappeler des principes qui sont depuis cent ans ceux de la France, qu'elle n'a eu besoin d'emprunter à personne et qu'elle a puisés dans son génie, dans ce génie fait « de justice et de liberté », pour rappeler la formule de votre honorable prédécesseur, qui a servi de base aux délégués français à la Conférence de Berlin.

Veuillez agréer, etc.

JULES SIMON.

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