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Le subtil dérive du sensuel. La gourmandise affecte la délicaIesse. Une grimace dégoûtée sied à la convoitise.

Et puis, le côté faible de la femme se sent gardé par toute cette casuistique de la galanterie qui tient lieu de scrupules aux précieuses. C'est une circonvallation avec fossé. Toute précieuse à un air de répugnance. Cola protège.

On consentira, mais on méprise. En attendant 1.

Revenons à Molière. Il est sans doute, en gros, d'accord avec Gorgibus, et il a pour attaquer, je ne dis pas sealement Madgelon et Cathos, mais en général toutes les précieuses de bonnes raisons; mais il en a aussi de discutables, et qu'il ne faudrait pas dissimuler. Les précieuses étaient affectées dans leur langage, mais elles cherchaient aussi à rendre la langue plus délicate, plus ennemie de la gauloiserie et de la grossièreté. Elles raffinalent sur les sentiments, mais ce n'était pas seulement par esprit d'imitatation et par vanité; c'était aussi pour mettre dans la vie plus de délicatesse, comme dans la langue. Molière, lui, aime le naturel; mais peut-être l'entend-il un peu trop à la façon d'un Rabelais ou d'un Regnier; il aime la nature, mais peut-être la prend-il trop volontiers avec ce qu'elle a de bas et d'humiliant. Ecoutez les dernières paroles de Gorgibus. « Voici la monnoie dont je veux vous payer, dit-il en battant les violons. Et vous, pendardes, je ne sais qui me tient que je ne vous en fasse autant. Nous allons servir de fable et de risée à tout le monde, et voilà ce que vous vous êtes attiré par vos extravagances. Allez vous cacher, vilaines; allez vous cacher pour jamais. Et vous, qui ètes cause de leur folie, sottes billevesées, pernicieux amusements des esprits oisifs, romans, vers, chansons, sonnets et sonnettes, puissiez-vous être à tous les diables! » Ces maledictions ne vous rappellent-elles rien? et ne songez-vous pas aux plaintes de la gouvernante de Don Quichotte? Elle aussi voulait envoyer à tous les diables

1. L'homme qui rit, 2o partie, livre I, chapitre 1.

ou, pour plus de sureté, au feu les livres qui avaient empoisonné son maître. Mais en brûlant les livres de Don Quichotte et des Précieuses, si l'on se débarrasse de bien des folies, ne risque-t-on pas aussi de détruire un peu noblesse et d'idéal?

de

CHAPITRE V

SGANARELLE ET DON GARCIE

Les Précieuses firent époque; mais l'auteur avait eu la modestie de ne pas le pressentir. Aussi, le 18 novembre 1659, avait-il glissé son petit acte à la suite d'une représentation de Cinna, et rien ne le signalait aux curieux que son titre et la gloire naissante de Molière. L'alcoviste de qualité qui fit suspendre les représentations pendant quinze jours fit sans doute, sans le vouloir, ce qu'on appellerait aujourd'hui une belle réclame à l'ouvre; mais en avait-elle vraiment besoin après les applaudissements qui l'avaient accueillie? Quoi qu'il en soit, la troupe du Petit-Bourbon n'eut garde de manquer à sa fortune. Le 2 décembre, la pièce reparait sur l'affiche: le prix des places est doublé, et la recette passe de 533 livres à 1400. La presse s'émeut ou, pour parler avec moins d'anachronisme, la Muse historique de Loret, quoique mal disposée pour Molière, qu'elle a soin de ne pas nommer, annonce avec sa poésie ordinaire, c'est-à-dire en vers de mirliton, que les comédiens

Ont été si fort visités

Par gens de toutes qualités

Qu'on n'en vit jamais tant ensemble
Qu'en ces jours passés, ce me semble,
Dans l'Hôtel du Petit-Bourbon...
Pour moi, j'y portai trente sous;
Mais, oyant leurs fines paroles,
J'ai ri pour plus de dix pistoles.

eau

Au Petit-Bourbon, chez les particuliers où l'on va en représentation. à la cour, partout le succès est le même. Rien ne l'arrête, pas même la maladie et la mort de l'acteur Jodelet, dont le rôle échoit au gros René du Parc. Gros-René était récemment passé au theâtre du Marais ; mais il avait sans doute la nostalgie de la troupe où il S'était d'abord illustré et où régnait si bien la fate. Il revient et remplace Jodelet, à peu près comme peut remplacer une longue et étroite bouteille. Et pic de rire, surtout quand ce gros homme, image de la santé, est présenté par Mascarille comme malade et se luimême épuisé par les fatigues de la cour et de la guerre ! A la farce des Précieuses succède, ou plutôt s'ajoute, six mois plus tard, la farce de Sganarelle. Celle-ci est en vers, comme tant de farces du bon vieux temps, comme le chefd'œuvre de l'ancienne farce française, Maître Pathelin. Elle a pour personnages un acteur désigné par son nom ou son surnom: Gros-René; trois autres qui portent des noms traditionnels de farce: Gorgibus et Sganarelle, comme dans le Médecin volant, Villebrequin, comme dans le Médecin volant et dans la Jalousie du Barbouillé. Trois autres n'ont même pas de nom (ce qui était fréquent dans les anciennes farces de l'Hôtel de Bourgogne): la femme de Sganarelle, une suivante et un parent. Enfin, les amoureux portent des noms à l'italienne: Célie et Lélie, comme dans l'Elourdi. Quant à l'action, elle s'ouvre par un quiproquo naïf et sans prétention; elle se ferme par un dénouement qui ne se pique pas de vraisemblance; et entre les deux ce sont des situations plaisantes, quelque peu risquées, accusées par un style d'une savoureuse verdeur et, par endroits, d'une franche gauloiserie.

Molière savait bien qu'à un public qui s'apprête à rire le point de départ d'une pièce importe peu. Célie, qu'un père avare veut forcer à prendre un époux mal tourné, mais riche, regarde une fois encore le portrait de son

jeune fiancé Lélie, et se pâme de douleur en laissant tomber le portrait. Pourquoi se pâme-t-elle ? pour que le voisin Sganarelle ait occasion de la secourir, et que la femine de Sganarelle, voyant son mari qui paraît caresser Célie, puisse se croire trompée. Pourquoi laisse-t-elle tomber le portrait? pour que la femme de Sganarelle le trouve à terre, le contemple et donne ainsi des soupçons à son mari. L'artifice est visible, mais qu'importe? Le public s'amuse déjà des scènes piquantes qu'il pressent. Et quand le public a bien ri; quand, sentant la fin qui s'approche, il songe avant tout à gagner la porte avant que soit trop forte la cohue, Molière sait bien aussi que le dénouement importe peu: à ce moment, le fiancé mal tourné retirera sa parole sous un prétexte quelconque, et le beau Lélie épousera la belle Célie; tout est bien qui finit bien, maintenant que Sganarelle et sa femine sont partis bras dessus bras dessous, réconciliés.

Cette fois, il est inutile de chercher une portée à la pièce: elle n'en a pas et ne veut point en avoir. Si nous philosophions, ce serait, je crois, malgré Molière. Et cependant, j'ai besoin de me rappeler tout ce que le sujet a de délicat, pour ne pas insister sur le fameux monologue de Sganarelle, que tout Paris, en 1660, appelait « la belle scène » de la pièce. Sganarelle, qui se croit déshonoré par Lélie, est tout bouillant de courroux et veut se venger. Mais, dame! le courroux ne doit point empêcher de faire des réflexions salutaires :

Quand j'aurai fait le brave, et qu'un fer, pour ma peine,
M'aura d'un vilain coup transpercé la bedaine,
Que par la ville ira le bruit de mon trépas,

Dites-moi, mon honneur, en serez-vous plus gras '?

Qu'est-ce d'ailleurs que cet honneur qu'on fait sonner si haut?

1. Scene xvII, v. 4ay-432.

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