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ver à sa guise Léonor, d'éprouver avec elle les pires miésaventures; pour lui, il enferme rigoureusement Isabelleafin de s'en faire aimer, et n'imagine pas de meilleure distraction pour cette jeunesse que de lice, l'après-souper. le dernier édit contre le luxe; avec cela, crédule par vanité niaise et parce qu'il lui semble impossible qu'une prudence comme la sienne soit trompée; capable de s'attendrir sur l'amant malheureux de sa belle, non par bonté d'âme, mais parce que le malheur d'un Valère est son triomphe à lui Sganarelle, et que la pitié d'un vainqueur est la meilleure preuve de sa victoire.

Pourvue d'un tel tuteur et condamnée à un tel mari, il est naturel qu'Isabelle s'ingénie, passe par-dessus les scrupules et, tout en restant honnête, devienne singulièrement hardie et délurée: les Bartholos forment les Rosines, certaines précautions doivent nécessairement être des précautious inutiles, et Beaumarchais, qui s'est beaucoup souvenu de l'Ecole des maris, en a résumé la leçon par la bouche de Figaro: « Voulez-vous donner de l'esprit à la plus ignorante, enfermez-la. >>

Aussi a-t-elle diablement d'esprit, notre Isabelle! Voyezla quand elle donne à Sganarelle, pour être portée à Valère, la prétendue lettre que ce dernier lui aurait écrite. Sganarelle vent Fouvrir; gardez-vous en bien, dit-elle, on croirait que c'est moi; et une fille ne doit jamais ouvrir les lettres qu'on a l'audace de lui adresser. Tu as raison, dit Sganarelle convaincu; et elle alors, rassurée:

Je ne veux pas pourtant gêner votre desir :
La lettre est en vos mains, et vous pouvez l'ouvrir.

SGANARFILE.

Non, je n'ai garde: hélas! tes raisons sont trop bonnes'.

Voyez-la au dernier acte, un moment interdite à la rencontre de Sganarelle qu'elle était en train de fuir, bal

1. Acte H, scène in, v. 497-499

butiant un instant, puis inventant bien vite une longue histoire. - Et voyez la encore entre Valère et Sganarelle, pressée de s'expliquer, et trouvant tout ce qu'il faut dire pour se faire entendre de l'amant en abusaut le tuteur:

Qui, je veux bien qu'on sache, et j'en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue

Qui, m'inspiraut pour eux différents sentiments,
De mon cœur agité font tous les mouvements.
L'un, par un juste choix où l'honneur m'intéresse,
A tonte mon estime et toute ma tendresse;
Et l'autre, pour le prix de son affection,

A toute ma col re et mon aversion.

La présence de l'un m'est agréable et chère,
J'en reçois dans mon âme une allégresse entière;
Et l'autre par sa vue inspire dans mon cœur
De secrets mouvements et de haine et d'horreur.
Me voir femme de l'un est toute mon envie ;
Et plutôt qu'être à l'autre on m'ôteroit la vie.
Mais c'est assez montrer mes justes sentiments,
Et trop longtemps languir dans ces rudes tourments ·
Il faut que ce que j'aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu'un heureux hymen affranchisse mon sort
D'un supplice pour moi plus affreux que la mort1.

Léonor, elle, n'est capable de rien de pareil. Au contraire. tous les fades jeunes gens, les « diseurs de rien aux perruques blondes » qui tournent autour d'elle ne lui donnent que plus d'envie d'épouser le zèle et le sérieux d'un Ariste. Mais pourquoi? C'est parce que Léonor a été laissée libre, et, si elle ne l'avait pas été, elle cùt rivalisé d'astuce avec sa sœur. C'est ce qu'elle fait entendre nettement à Sganarelle, et ce que fait mieux encore entendre Lisette avec son franc parler de soubrette de comédie:

En effet, tous ces soins sont des choses infàmes.
Sommes-nous chez les Turcs pour enfermer les femmes ?
Car on dit qu'on les tient esclaves en ce lieu,

Et que c'est pour

cela qu'ils sont maudits de Dieu.

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Notre honneur est, Monsieur, bien s jet à foiblesse,
S'il faut qu'il ait besoin qu'on le garde sans cesse.
Insez-vous, après tout, que ces précautions
Serveni de quelque obstacie a nos intentions,
Et, quand nous nou mettons quelque chose à la tête,
One Thomme le plus fin ne soit pas une bête ?
Toutes ces garde-là sout visions de fous:

Le plus sûr est, ma foi, de se fier en nous.
Qui nous gêne se met en un péril extrême,

Et toujours notre honneur veut se garder lui-même
C'est nous inspirer presque un desir de pécher,
Que montrer tant de soins de nous en empêcher;
Et si per un mari je me voyois contrainte,

Jaurois fort grande pente à confirmer sa crainte 1.

Ariste a un style moins gaillard; mais, au fond, son opinion est la même. Il ne veut pas que la vertu des femmes tienne aux soins défiants, aux verrous et aux grilles; et, même mariées, elles doivent garder une liberté fort grande. Ecoutons son dialogue avec Sganarelle :

SCANARELLE.

Ouoi? Si vous l'épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que fille on lui voit pre

ndre ?

Pourquoi non?

ARISTE.

SGANARFLLE.

Vos desirs lui seront complaisans
Jusques à lui donner et mouches et rubans ?

Sans doute.

ARISTE.

SCANARELLE.

A lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals et les lieux d'assemblée ?

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Et vous verrez ces visites muguettes

D'un œil à témoigner de n'en être point soû?

Cela s'entend.

ARISTE.

SGANARELLE.

Allez, vous êtes un vieux fou1.

Non, Ariste n'est pas un vieux fou, mais il pousse un peu bien loin une théorie qui était juste. Est-ce la contradiction qui le fait exagérer ainsi? Il ne semble pas; Ariste parle toujours avec sang-froid et il parait bien être partout du même avis. Exprime-t-il une idée qui lui est propre, et dont Molière ne prend nullement la responsabilité? D'une façon générale, oui, il faut prendre garde de confondre le poète avec ses personnages, avec tel ou tel de ses personnages; à tous les êtres qu'il crée il donne un caractère; puis il les fait parler selon ce caractère sans s'inquiéter de dire nettement ce qu'il pense Ini-même; et c'est en cela qu'il s'acquitte vraiment de son rôle d'auteur dramatique. Mais ici, tout semble indiquer que Molière est d'accord avec Ariste; et l'histoire même d'Isabelle, que personne, sauf Sganarelle, ne songe à blainer au dénouement, confirme cette impression. Et cela ne laisse, pas d'être assez grave.

Remarquons-le bien, en effet. Isabelle n'est pas mariée, et c'est un des plus notables changements que Molière ait apportés à la pièce de Mendoza; mais elle serait mariée, que toutes les théories émises par le personnage sympathique de la pièce l'autoriseraient à agir, ou, si l'on veut,

1. Acte i, scène п, v. 219-230.

T. I.

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T'excuseraient d'agir comme elle le fait. Elle n'est pas marice, parce qu'ainsi Molière a été libre de mettre en scène des incidents hardis sans éveiller trop de scrupnies ; mais ce n'est là en quelque sorte qu'un trompe-l'ail et qui ne trompe pas Foil longtemps. Ce n'est pas pour un cas aussi exceptionnel que celui des deux frères tuteurs et des deux sœurs pupilles que la pièce a été faite ; quel titre Molière lui a-t-il donné l'Ecole des tuteurs? Ecole des fiancés ? non, mais l'École des maris.

Et, dès lors, il faut dire qu'en plaidant la cause des femmes contre leurs maris, comme des enfants contre leurs pères, il a plaidé une cause qui était bonne, les verrous, les grilles et le couvent forcé jouant un beaucoup trop grand rôle dans la vie de famille de l'ancien régi.ne. Mais il l'a plaidée d'une façon inquiétante. Sur ce point comme sur d'autres, Molière, qui aime la liberté, ne craint pas assez la licence, et fait appel chez ses auditeurs à des idées, à des sentiments qui manquent parfois de noblesse.

Maintes occasions s'offriront à nous de le remarquer; pour le moment passons, et voyons notre poète, poursuivaut ses succès, entrer de plus en plus dans la faveur de ceux qui sont le plus en situation, le cas échéant, de le protéger contre les tempêtes.

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