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CHAPITRE VII

LES FACHEUX

Jusqu'à présent, Molière a représenté ses pièces devant la cour; mais jamais il n'a été chargé de composer une pièce expressément pour elle. Il a fait applaudir par la cour ses pièces telles qu'il les avait conçues pour le public; mais la cour était incapable d'éprouver pour de telles œuvres l'engouement que pouvaient lui inspirer des œuvres adaptées à ses divertissements favoris. Et voici maintenant que Molière va composer une pièce sur commande; voici qu'il lui donnera la forme d'une comédieballet, afin d'encadrer de ses vers et de ses scènes plaisantes les danses, tantôt nobles et pompeuses, tantôt comiques, dont les grands étaient si friands alors. Et désormais c'est lui qui sera le grand fournisseur des spectacles de la cour, et il ne tiendra plus seulement ses commandes d'un très grand personnage, mais du Roi, du grand Roi lui-même.

A vrai dire, nous sommes d'abord tentés aujourd'hui d'apprécier fort peu une telle fortune. Nous voulons que l'écrivain dépende uniquement de sa conscience artistique et, puisqu'il le faut bien, du public. Nous désirons qu'il conçoive en toute liberté la forme et les développements de son œuvre. Et, quand nous songeons que Molière est mort à l'âge de cinquante-un ans, et que des Précieuses au Malade imaginaire sa grande activité littéraire n'a guère duré que treize années, nous regrettons amèrement que,

dans une période si courte et au milieu de tant d'occupations et d'ennuis, il lui ait encore fallu touver tant de temps, et un temps si précieux, pour des amusements de cour, au lieu de consacrer toutes ses forces aux belles uvres que spontanément son génie devait produire.

De tels regrets sont naturels; mais, au fond, ils sont déplacés. Il nous faut faire un effort, quand nous voulons juger ou simplement comprendre une société monarchique, pour nous déprendre de nos habituelles façons de voir. Or, sans l'appui du Roi, Molière n'eût pu oser toutes les peintures qu'il a osées, il eût succombé sans doute sous quelque cabale. Et le Roi, quels que fussent son bon sens et sa rectitude de jugement, n'eût pas soutenu Molière comme il l'a fait, s'il n'eût trouvé en lui le plus souple, le plus fécond, le plus habile des amuseurs. Nos ecrivains sont plus heureux, ou du moins ils pourraient l'être, s'ils n'obéissaient au public plus docilement que Moliere au Roi, et si l'appât des gros succès e' de la popularité ne les entraînait souvent à manquer plus gravement encore à leur art.

Si le succès de Molière à la date où nous sommes a été une cause de sa faveur future, il a aussi été un effet de sa faveni passée, car, sans elle, il aurait pu être enveloppé dans la disgrace qui frappa son collaborateur Pellisson et son inspirateur Fouquet. C'est, en effet, pour la grande Tête offerte au Roi le 17 août 1661 par le tout-puissant il paraissait l'être surintendant des finances Nicolas Fouquet que fut conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours la comédie des Facheur. Le surintendant reçut le Roi, la Reine mère, Monsieur et Madame dans son château de Vaux avec une splendeur incomparable; son premier commis et confident Pellisson avait composé à la louange du Roi le prologue de la comédie; Sa Majesté se déclara merveilleusement satisfaite de tout ce qu'elle avait vu. Dix-neuf jours après. Fouquet et

Pellisson étaient arrêtés. Mais les Ficheur et Molière ne se ressentaient nullement de l'orage terrible qui avait ainsi éclaté dans un ciel en apparence serein. Après la représentation, Louis XIV avait indiqué à Molière un nouveau facheux qu'il ferait bien d'ajouter à sa galerie, l'enragé chasseur M. de Soyecourt. Le 25 août, huit jours après la fète, onze avant l'arrestation de Fouquet, le Roi se faisait jouer la pièce à Fontainebleau avec la nouvelle scène du chasseur, composée à la hàte par Molière. Quatre mois plus tard, il allait lui-même l'entendre à Paris dans la salle du Palais-Royal. Enfin, en février 1662, il acceptait la dédicace de l'œuvre. « Sire, lui disait Molière, j'ajoute une scène à la comédie, et c'est unc espèce de Fâcheux assez insupportable qu'un homme qui dédie un livre. » Phrase spirituelle, mais où l'aisance du ton surtout est remarquable. Le poète savait combien il pouvait compter sur le Roi. Dans l'avertissement qui suivait la dédicace, il faisait allusion à la fête de Vaux, et il ne craignait pas de nommer le prisonnier de la Bastille Pellisson.

Dans la pièce même il avait eu une autre audace, celle de railler les beaux seigneurs, jolies poupées, dont le costume était aussi plein de rubans et d'engigorniaux, comune dira le Pierrot de Don Juan, que leur tête était vide de cervelle; fats encombrants qui se donnaient en spectacle à tous : dans la rue où ils s'embrassaient furieusement sans se connaître, à la cour où ils étalaient à l'envi leur faveur plus ou moins réelle, au théâtre où ils avaient leur place sur la scène et s'agitaient et parlaient plus que les acteurs. Voyez le portrait que fait Eraste de l'un d'eux :

J'étois sur le théâtre, en humeur d'écouter
La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter ;
Les a 'teurs commençoient, chacun prêtoit silence,
Lorsque, d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement,
En criant: «Hoà-ho! un siège promptement! »
Et de son grand fracas surprenant l'assemblée,

Dans le plus bel endroit a la pièce troublée..
Tandis que là-dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;
Maus l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,
Et traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il put être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et de son large dos morguant les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s'est élevé, dont un autre cût en honte ;
Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,

Si, pour mon infortune, il ne n'eût avisé.

«Ha! Marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment le portes-tu ? Souffre que je t'embrasse. »
Au visage sur l'heure un rouge m'est monté

Que l'on me vit connu d'un pareil éventé 1.

Éraste se demande avec inquiétude comment il se débarrassera d'un tel fàcheur, Ils ont quitté le théâtre et ils sont dans la rue :

Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais et devant et de rière,
S'est avec un grand bruit devant nous arrêté,
D'où sautant in jeune homme amplement ajusté,
Mon Importun et lui courant à l'embrassade
Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;
Et tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,

Je me suis doucement esquivans rien dire 2.

Dorénavant ce type reparaîtra souvent dans Molière. On le trouvera dans la Critique de l'École des femmes, dans l'Impromptu de Versailles, dans le Misanthrope, ailleurs encore, en attendant qu'il passe à Regnard et aux autres successeurs de Molière. C'est le Marquis. « Toujours des marquis! » dira Mlle Molière dans l'Impromptu. « Oui, toujours de marquis. Que diable vo lez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable au the re.

1. Acte 1, scène 1, v. 13-20 et 27-42. 2. Acte I, seine 1, v. 95-103.

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1

aujourd'hui est le plaisant de la comédie; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie1.

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Et là-dessus les adversaires de Molière d'exciter les marquis à la vengeance et d'ajouter méchamment que c'est offenser le Roi que d'offenser ceux qui l'entourent et qui constituent sa suite brillante. Mais Molière savait bien qu'il n'offensait pas le Roi. Sous «< ce long règne de vile bourgeoisie », comme dira rageusement Saint-Simon, il fut de bonne politique d'abaisser l'aristocratie, dans une certaine mesure, par la raillerie comme par des moyens plus relevés. Le Roi souriait devant ces peintures satiriques, et la plupart des marquis prenaient le parti de rire aussi, en s'accusant seulement l'un l'autre d'avoir servi de modèle au poète. Pour un petit nombre qui se fâchait, beaucoup poussaient la complaisance jusqu'à fournir des notes à leur caricaturiste, lequel, d'ailleurs, avait bien soin de déclarer et en toute sincérité, sans doute que pour la partie saine de la cour il n'avait qu'estime et que respect.

Mais jetons un coup d'œil, il en est temps, sur la comédie des Ficheur. « C'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres », dit Molière. Et, en effet, si le théâtre italien de Paris avait vu quelque chose d'analogue. Molière n'en profitait pas moins d'une façon nouvelle et habile de la création récente d'une académie royale de danse (mars 1661). Le fameux danseur Beauchamps avait composé la musique et réglé le ballet; le non moins illustre machiniste Torelli s'était occupé des machines; Melière avait combiné sa pièce pour aider ses deux collaborateurs ; et voici donc, indiqué en quelques mots très incolores, ce que virent les invités de Fouquet à Vaux, le 17 août 1661.

1. L'Impromptu de Versailles, scène 1.

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