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Sur un théâtre fort orné d'arbres et de statues, Molière s'avance en habit de ville, l'air inquiet : « Il est désolé, sa pièce n'est pas prête, ses acteurs ne sont pas là ». Mais comment un grand roi pourrait-il manquer d'un spectacle qu'il veut bien désirer? Vingt jets d'eau s'élèvent, une coquille s'ouvre, et une belle naiade (c'était Madeleine Béjart, en sort pour célébrer Louis et pour dire : à défaut des acteurs, les statues et les arbres parleront pour contribuer aux plaisirs de sa Majesté. Et, en effet, les statues et les arbres s'ouvrent à leur tour; des dryades, des faunes et des satyres en sortent, qui, bien entendu, ne sont autres que les actrices et les acteurs de Molière accompagnés de danseurs, Ceux-ci dansent au son des hautbois et des

violons, pendant que les autres vont se préparer pour la représentation.

Voici maintenant La Grange, qui représente, non plus un faune ou un satyre, mais un marquis marquis raisounable --, Éraste, l'amant de la belle Orphise. L'oncle d'Orphise, Damis, ne veut à aucun prix accorder sa nièce et pupille à Eraste; mais sa nièce n'est pas de cet avis : elle aime Eraste, et lui a donné rendez-vous dans je ne sais quel jardin public. Rien ne leur a paru plus facile que de se rencontrer là et de se dire quelques mots. Mais ils ont compté sans les fâcheux, nous dirions aujourd'hui d'un terme moins académique : les raseurs, -qui ce jour-là sont déchaînés. Longtemps Eraste a été retenu par l'homme aux embrassades et aux démonstrations ridicules dont nous avons esquissé le portrait tout à l'heure. Puis, son valet La Montagne l'accable de ses soins inopportuns, s'obstinant, quand il faut courir à la recherche d'Orphise, à lui brosser son chapeau, sauf à laisser tomber ce chapeau dans la poussière quand il a enfin terminé, pour que tout soit à recommencer. - Orphise passe, quel bonheur ! mais elle détourne la tète; elle aussi a été harponnée par un fàcheux qu'il s'agit d'éconduire habile

ment, et Éraste ne sait que penser de cette attitude. Pendant qu'il songe à ce qu'il doit faire, accourt Lysandre, qui a trouvé un air de danse admirable et veut absolument l'apprendre à notre amant désespéré.

Nos deux amoureux se rejoignent-ils enfin et commencent-ils à échanger quelques explications indispensables, Alcandre les sépare d'un air mystérieux. Il a un duel, un second est nécessaire, et il a songé à Eraste. Voilà Orphise de nouveau perdue. Le valet est lancé à sa recherche; Éraste veut l'attendre dans l'allée où il se trouve; mais des joueurs de mail arrivent en criant gare; des curieux accourent; on danse; Éraste est obligé de se retirer. C'est le premier acte.

On voit le thème adopté par Molière. C'est, mise en œuvre d'une façon variée, scénique, modernisée, la satire du fâcheux que Regnier a traitée après Horace. La pièce n'a pour ainsi dire pas d'intrigue; elle est ce qu'on appelle une pièce à tiroirs, prétexte à faire défiler devant nous d'amusants originaux, et les silhouettes que nous présente Molière sont vivement enlevées d'un trait spirituel et fin.

Au second acte, pendant qu'Orphise est livrée à un beau parleur et à de grotesques provinciales, Éraste est en proie au joueur Alcippe, qui, battu au piquet par un coup des plus imprévus, raconte avec feu toute la partie, étale son jeu et celui de son partenaire pour que ses explications soient bien comprises. Puis, deux belles dames, Orante et Clymène, discutent sur la jalousie, soutenant, l'une qu'un amant doit être jaloux, l'autre qu'un amant jaloux est insupportable. Elles venlent, quoi qu'il s'en défende, qu'Eraste entende leurs arguments et décide entre elles, ce qu'il finit par faire avec une impatience courtoise :

Puisque à moins d'un arrêt je ne m'en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;
Et pour ne point blamer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux'.

1. Acte II, scène iv, v. 463-466.

Place à Dorante maintenant, à ses bottes énormes, à son large chapeau que prolongent des plumes de couleur, à ses grandes enjambées, à ses gestes exubérants, à sa voix éclatante comme un cor! Dorante est le chasseur; il raconte une chasse à courre, où un malotru a tué le cerf d'un coup de pistolet. Conçoit-on rien de pareil? Un coup de pistolet à un cerf! I s'indignait encore, quand des joueurs de boule, des frondeurs, un jardinier, d'autres gens arrivent, se font faire place et dansent.

Le troisième acte nous montre surtout des fâcheux plus humbles: Caritidès, le savant Caritidès, « françois de nation, grec de profession », qui réclame à son profit la création d'un poste d'inspecteur des inscriptions et enseignes, afin que leur barbare orthographe ne nous déshonore pas aux yeux des étrangers et surtout des Allemands, esprits curieux, comme chacun sait. L'idée n'est pas tant sotte, à vrai dire; mais les peintres d'enseignes, qui se font sans doute payer à tant la lettre, eussent été trop heureux si le pédant Caritidès avait été chargé de rétablir dans les mots toutes les lettres étymologiques dont des commerçants économes se dispensent. Ormin, lui, a des visées plus hautes. Il a trouvé le moyen d'enrichir le royaume et de supprimer les impôts (car voilà longtemps. que les impôts augmentent sans cesse à mesure qu'on trouve des moyens infaillibles de les supprimer). Puisque les ports de mer rapportent beaucoup d'argent, il y a qu'à transformer toutes les côtes en ports de mer. Dès que le Roi connaîtra cette idée, nul doute qu'il ne la mette en pratique et qu'il n'enrichisse l'inventeur. En attendant, notre homme, qui ne sent ni le benjoin ni la rose, emprunte à Éraste deux pistoles : c'était prévu.

Ainsi ont passé devant nous quelques pauvres hères amusants et quelques grands personnages, très représentatifs de cette haute société, où le jeu tenait une si grande place, où la chasse occupait tant d'esprits, où l'on discu

tait dans les salons comme on ne le fait plus que dans les académies, où le Roi avait tant de peine à réprimer le duel. Le défilé terminé, la pièce s'achève par un artifice quelconque, et nous apprenons qu'Orphise épousera Éraste, ce qui d'ailleurs nous laisse assez froids.

Avec cette pièce aristocratique sommes-nous loin de la farce? Moins loin que vous ne le croyez peut-être. Vers la fin du XVI siècle, les Italiens jouaient à l'improvisade une farce dont on nous a signalé le canevas. Pantalon y avait un rendez-vous avec Flaminia ; mais Scapin envoyait à Pantalon force fâcheux qui lui faisaient manquer le rendez-vous. Cette farce a-t-elle inspiré les Fachen? En est-elle inspirée au contraire, ce qui est plus probable? Eu tous cas, le sujet traité par Molière n'était pas incompatible avec l'humble genre où notre auteur s'était d'abord formé.

Sa conception d'ailleurs était plus piquante, car les fâcheux qui accablent Éraste sont fâcheux sans le savoir, et Éraste ne les envoie au diable que parce qu'ils prennent mal leur temps pour l'assiéger. Ainsi, la comédie est à la fois plus amusante et plus ressemblante à la vie. Et quels passages éclatants! Se peut-il une étude sur les Fâcheux où l'on ne citerait pas quelques vers de Dorante?

DORANTE.

Tu me vois enragé d'une assez belle chasse,

Qu'un fat... C'est un récit qu'il faut que je te fasse.

ÉRASTE.

Je cherche ici quelqu'un, et ne puis m'arrêter.

DORANTE.

Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;
Et nous fùmes coucher sur le pays exprès,
C'est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts
Comme cet exercice est mon plaisir suprae,
Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même ;
Et nous conclûmes tous d'attache: nos efforts

Sur un cerf qu'un chacun no disoit cerf dix-cors ;

Mais moi, mon jugement, sans qu'aux marques j'arrête,
Fut qu'il n'était que cerf à sa seconde tête.

Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Lt déjeunions en hâte avec quelques œufs frais,
Lorsqu'un frane campagnard, avce longue rapière,
Montant superbe ment sa jument poutinière,
Qu'il henoroit du nom de sa bonne jument,
S'en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s'est dit grand chasseur, et nous a priéɛ tous
Qu'il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D'un porteur de huchet qui mal à propos sonne,
De ces gens qui, suivis de dix hourets galeux,

Disent & ma meute », et font les chasseurs merveilleux !
Sa demande reçue et ses vertus prisées,

Nous avons été tous frapper à nos brisées.

A trois longueurs de trait, tayaut! voilà d'abord
Le cerf donné aux chiens. J'appuie, et sonne fort.
Mon cerf débuche, et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,
Qu'on les auroit couverts tous d'un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors

La vieille meute ; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l'as vu 1?

Les Ficheur sont une œuvre de circonstance, faite à la hate, et qui ne comple pas parmi les chefs-d'œuvre da poète. Mais, quand on parcourt des yeux tant d'amusants portraits, quand on lit cet admirable récit de Dorante suggéré au poète par le Roi, et quand on songe que Fouquet, en employant Molière, a contribué à sa faveur, on a plaisir à se dire qu'en cette occasion ni Fouquet ni le Roi ne furent pour Molière des fâcheux.

1. Acte II, scène vi, v. 483-519.

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