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AGNÈS.

Mon Dieu, ce n'est pas moi que vous devez blâmer;
Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

ARNOLPHE.

Je m'y suis efforcé de toute ma puissance ;
Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.

AGNÈS.

Vraiment, il en sait done là-dessus plus que vous;
Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.

ARNOI PBE.

Voyez comme raisonne et répond la vilaine! Peste! une précieuse en diroit-elle plus ? Ah! je l'ai mal connue; ou, ma foi ! là-dessus Une sotte en sait plus que le plus habile homme 1. Arnolphe s'en tire à bon compte en n'épousant pas Agnès, tant son plan d'éducation était bien conçu !

Mais ai-je raison de dire qu'il s'en tire à bon compte? et n'a-t-il pas assez souffert ? Peut-être aurait-il assez souffert, en effet, et peut-être même Moliere aurait-il été cruel pour lui, si Arnolphe n'avait commis que l'erreur dont nous venons de parler. Mais cette erreur elle-même s'explique par des causes plus profondes et plus odieuses. C'est surtout d'avoir été un orgueilleux et un égoïste qu'Arnolphe a été puni, et c'est la dernière leçon que nous donne l'École des femmes.

Un ingénieux moraliste, M. Eugène Marbeau, a caractérisé l'égoïsme de certains maris par ce inot spirituel : <«< Que peut-il manquer à ma femme ? N'a-t-elle pas tout ce qu'il me faut?» Cet égoïsme-là, Arnolphe l'aurait certainement, s'il était marié. Avant de l'ètre, il en étale un plus monstrueux. Certes, Arnolphe ne manque pas de qualités, et Molière l'a voulu ainsi pour que la leçon füt plus forte. Il se montre bon pour Horace, lui demande avec effusion des nouvelles de son père, lui prête de l'argent avec une parfaite bonne grâce. Mais, quand Arnolphe

1. Acte V, scène iv, v. 1506-1511 et 1520-1544.

1. I. 12

a projeté dispouser plus tud Agnès, il ne l'ain.it nulle. ment et ne songeait qu'à son bien-être futur. Quand il a entre pris son œuvre d'abètissement méthodique, il ne songeait qu'à lui encore et se glorifiait en son âme. d'avoir trouvé un moyen unique et décisif de n'être pas trompé. Quand il a vu Aguès telle qu'il la désirait, l'égoïste et Linventeur se sont également déclarés satisfaits. Et voici que tout l'édifice s'effondre! Alors l'humiliation et la rage s'emparent de lui; et avec l'humiliation et la rage, Ja jalousie; avec la jalousie, l'aniour. Arnolphe ne se reconneit plus:

J'étois agri, fâché, désespéré contre elle :

Li cependant jamais je ne la vis si belle,

Jamais ses yeux aux mien- n ont paru si perçants.
Jamais je n'eus pour eux des désirs si pressants;
Et je sens là dedans qu'il faudra que je crève
Si de mon triste sort la disgrace s'achève.
Quoi ? j'aurai dirigé son éducation

Avec tant de tendresse et de précaution,
Je l'aurai fait passer chez moi dès son enfance,
Et j'en aurai chéri la plus tendre espérance,
Men cœur aura bâti sur ses attraits naissants
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu'un jeune fou dont elle s'amourache
Me la vienne enlever jusque sur la moustache,
Lorsqu'elle est avec moi mariée à demi!
Non, parblen! non, parbleu! Petit sot, mon ami,
Vous aurez beau tourner: ou j'y perdrai mes peines,
Ou je rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
Et de moi tout à fait vous ne vous rirez point 1.

La scène du cinquième acte où nous avons trouvé des mots si caractéristiques pour le rôle d'Agnès en contient de non moins décisifs pour celui d'Arnolphe. Il reproche à Agnès ce qu'il a fait pour elle; mais elle comprend maintenant quel jouet elle a été dans ses mains; il la menace, mais elle est résignée même aux coups; il implore sa tendresse, et elle n'en ressent que pour un autre ;

1. Acte IV, scène 1, v. 1020-1038.

et alors c'est la débâcle, la débâcle de son humeur autoritaire, de son orgueil, de son égoïsme, des préjugés de toute sa vie, de sa dignité même. C'est l'humiliation suprême, et l'humiliation inutile:

ARNOLPHE.

Écoute seulement ce soupir amoureux,

Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l'amour qu'il te donne.
C'est quelque sort qu'il faut qu'il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d'être brave et leste :
Tu le seras toujours, va, je te le proteste;
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;
Toal comme tu voudras tu pourras te conduire :
Je ne m'explique point, et cela, c'est tout dire.
Jusqu'où la passion peut-elle faire aller?
Enfin à mon amour rien ne peut s'égaler :
Quelle preuve veux-tu que je t'en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m'arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me tuc ? Oui, dis si tu le veux:
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

AGNÈS.

Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'àme:
Horace avec deux mots en feroit plus que vous1.

En racontant la querelle de l'École des femmes, nous aurons à mentionner les reproches que les ennemis de Molière lui ont adressés, et nous verrons que la plupart s'expliquent, soit par la mauvaise foi, soit par l'inintelligence. Mais nous avons assez loué la pièce pour avoir le droit d'ajouter que le poète n'a pas répondu victorieusement, n'a pas même répondu avec franchise à tout ce qu'on disait des atteintes portées par sa pièce à la religion

1. Acte V, scène tv. v. 1587-1606.

et à la morale. Le sermon d'Arnolphe à Agnès et les maximes du mariage n'étaient pas, comme le voulait de Visé la parodie du décalogue et des dix commandements de l'Église, mais Molière, qui déjà, avec irrévérence, avait fait vanter un livre ascétique par un personnage de farce dans Sganarelle, Molière savait bien que ses marimes étaient empruntées à saint Grégoire de Nazianze par l'intermédiaire de Desmarets, et tournées en parodie peu respectueuse 2. Il savait bien que le fameux le, dont j'ai eu soin de ne pas parler, constituait pour le public une équivoque grossière. Et il savait bien enfin qu'il y avait dans sa pièce des hardiesses morales assez grandes.

Sans insister sur les boutades de Chrysalde, qui prétend préférer une femme corrompue à ces femmes de bien, à ces honnêtes diablesses, dont la mauvaise humeur rend la vie désagréable, ne trouvez-vous pas qu'Agnes est, pour emprunter le vocabulaire d'Arnolphe, un petit animal assez inquiétant? que la pudeur (lequelle n'est pas uniquement un produit de l'education) lui manque à un point étrange? et qu'Horace ferait bien de n'être pas sans inquiétude sur les suites d'un mariage avec une personne qui prononce avec tant de feu cette maxime :

Le moyen de chasser ec qui fait du plaisir ?

1. Gorgibus recommande à sa fille Célie la Guide des pécheurs du dominicain Louis de Grenade pêle-mêle avec les Quatrains du bonhomme Pybrac et les « doctes» (entendez: gothiques) Tablettes du conseiller Mathieu (Sganarelle, scène I, v. 33-40).

2. Voir l'article de M. Lanson: les Stances du mariage dans l'École des femmes », Revue bleue, 2 décembre 1899.

3. La Fontaine lui-même, dont on n'eût pas attendu pareille délicatesse, s'indignait des « équivoques » de Molière et, particulièrement, du le ou, en d'autres termes, du « ruban d'Agnès » dans l'École des femmes. (Voir la publication de M. Frédéric Lachèvre, les Satires de Boileau commentées par lui-même..., Reproduction du commentaire inédit de Pierre Le Verrier avec les corrections autographes de Despréaux, 1906, gr. 8o, p 108.)

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir! c'est un peu la devise de bien des personnages de Molière, et si, par une convention théâtrale assez visible, les Valère et les Horace sont incapables de pousser à bout leurs bonnes fortunes, si les Isabelle et les Agnès sont à temps à réparer leurs imprudences, si les tuteurs ou les pères bafoués sont dignes de l'ètre, ne sent-on pas que les séducteurs pourraient être plus osés, que les jeunes femmes pourraient n'être pas arrêtées même par le mariage, et que l'autorité paternelle, même respectable, pourrait n'être pas toujours assez respectée? Quand le poète fait rire, ne fait-il rire que du vice? Nous avons déjà été amenés à faire des réflexions de ce genre: expliquons-nous une fois pour

toutes.

Dans sa préface de l'Amour médecin, Molière soutient que les pièces de théâtre ne sont pas faites que pour être jouées, et il ajoute : « Je ne conseille de lire celle-ci qu'aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre. » Je tâche de suivre le conseil de Molière, et, quand je ne puis voir ses pièces sur un théatre réel, je les vois sur ce théâtre idéal que toute personne un peu au courant de l'art dramatique dresse aisément dans son esprit. Je vais plus loin, et je ne vois pas seulement la pièce sur la scène, je vois le public dans la salle, j'entends ses applaudissements et ses rires. Eh bien! ce qui, dans les deux cas, me gâte souvent Molière, c'est le rire mauvais, le rire de scandale que j'entends retentir dans le parterre. Certaines plaisanteries portent trop, certaines theories sont trop approuvées, les manquements aux mœurs trouvent trop de complaisants et de complices. Et qu'on ne dise pas que le public du xx" siècle n'est pas celui du xvie! Trop de témoignages nous montrent que les deux publics sont généralement d'accord. Qu'on ne dise pas surtout que j'abuse contre Molière de cette attitude des spectateurs ! Les rires qui me choquent, Molière les a

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