Images de page
PDF
ePub

Molière ne parle pas non plus de l'invraisemblance du dénouement, sur laquelle devait insister Boursault. Qu'eût-il fait, s'il avait eu à en parler? Il aurait peut-être passé condannation; mais il aurait pu dire aussi que la nécessité d'aboutir à un dénonement heureux est chose fort gênante pour un poète comique qui veut peindre la vie. Un dénouement illogique est inadmissible chez qui s'attache surtout à l'intrigue, comme le faisaient les prédécesseurs de Molière; pour lui, qui voulait à la fois faire rire et peindre les caractères et les mœurs, le dénouement avait certainement moins d'importance, en même temps qu'il offrait beaucoup plus de difficulté. Conforme à la logique des caractères et de l'action, le dénouement risquait souvent d'être lugubre; et, s'il arrivait quand même à être plaisant, c'était en se résignant à être postiche.

Molière ne répond pas non plus nettement à l'accusation de plagiat; et pourtant celle-ci avait été formulée par de Visé. L'idée de la confidence d'Horace à Arnolphe, disait de Visé, est empruntée aux Facétieuses nuits de Straparole. De Visé aurait pu citer aussi la Précaution inutile de Scar- X ron, car c'est là que Molière a pris le fond de son action. Mais Straparole, ou antérieurement un des imitateurs de Boccace, Ser Giovanni, a pu fournir l'idée de la confidence. Ce dernier raconte qu'un mari encourage un jeune homme dans ses amours, sans savoir que sa propre femme est en jeu; l'autre, qu'un jeune prince fait confidence à un docteur des relations qu'il a avec sa femme, sans que celui-ci puisse les surprendre. Mais, dans les deux cas, il ne s'agit que d'une intrigue piquante, et il y a bien autre chose dans Molière! Arnolphe ayant eu tout le temps de préparer un mariage selon ses désirs, il serait déjà curieux, même s'il n'était informé de rien, qu'un jeune homme inconnu put tout d'un coup détruire son édifice. Mais si Arnolphe est informé de tout, si le jeune homme lui lait

confidence de chacune de ses tentatives et de chacun de ses proicis, s'il lui permet ainsi de prendre ses précautions et d'user de toutes ses armes, ne sera-t-il pas singulièrement instructif de voir s'effondrer quand même Tédifice d'Arnolphe? Or, c'est là ce qui arrive, et sans ineidents extraordinaires, sans même qu'Horace joue un ròle important. C'est Agnès qui fait tout, et elle fait tout par suite de son naturel, qu'Arnolphe a cru transformer, -de sa naïveté, qu'il a travaillé à augmenter, --- de son aver -sion pour Arnolphe, dont il est l'auteur! C'est ce que fait entendre Molière dans sa Critique: « Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l'Ecole des femmes consiste dans cette confidence perpétuelle: et, ce qui me paraît assez plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive. » Si ce n'est pas là répondre directement à l'accusation de plagiat, c'est y répondre indirectement d'une façon suffisamment forte.

Quant aux autres reproches adressés à sa pièce, Molière les examine explicitement, mais nous ne pourrions les examiner après lui sans recommencer notre précédent chapitre. Ne disons que ce qui sera utile pour bien marquer ce qui le sépare de ses adversaires et, par suite, quelle révolution il est en train d'opérer dans la comédie.

Les détracteurs de Molière lui disent: « votre pièce manque d'action; le caractère d'Arnolphe ne se tient pas, car il fait des actions d'honnête homme, par exemple en prêtant de l'argent à Horace, et il a des endroits groLesques; Alain et Georgette jouent un rôle fadement burlesque; il y a force mauvaises plaisanteries: -- les femmes sont offensées dans leur dignité et leur pudeur; - la morale, la religion sont offensées aussi; en somme, l'œuvre est impertinente et scandaleuse. »> Tous ces reproches, si différents, s'expliquent par deux

observations générales: 1° les adversaires de Molière n'ont pas vu ou n'ont pas voulu voir la nouveauté féconde de son œuvre; 2° ils ont été choqués ou ont fait semblant de l'être par sa liberté d'esprit et de langage.

1° Molière veut mettre à la scène des caractères vivants et faire tout découler, paroles et actions, de ces caractères. Dès lors, l'action peut être toute psychologique ; elle peut consister dans les déconvenues successives du personnage principal, dans les coups reçus par sa vanité, dans la déroute de ses espérances. Ce que Corneille a fait déjà pour la tragédie, Molière le fait pour la comédie, et il est absurde de lui dire comme de Visé et les autres: « tout consiste en des récits que viennent faire Agnès ou Horace ». Citerons-nous la réponse de Molière? Un critique, peu suspect de tendresse pour le théâtre français, a répondu plus victorieusement encore que lui, c'est Lessing: « la pièce est toute en action, quoique tout n'y paraisse ĉire qu'en récits. »

Mais, dit-on, Arnolphe est tantôt un honnête homme et un homme d'esprit; tantôt un ridicule et un extravagant! - Il est certain que les fantoches de l'ancienne comédie n'offraient pas de ces contrastes; mais, pour un personnage vivant, est-il incompatible qu'il soit « ridicule en de certaines choses et honnête homme en d'autres » ? Arnolphe n'est ni un avare ni un brutal, et il ne refuse pas de l'argent à Horace: est-ce une raison pour qu'il soit toujours sage?« Quant au transport amoureux du cinquième acte (dit le Dorante de la Critique), qu'on accuse d'être trop outré et trop comique, je voudrois bien savoir si ce n'est pas faire la satire des amants, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses.....?» Le Marquis l'interrompt, sans quoi, il pourrait dire bien plus encore: nul ne tombe plus bas dans le découragement que celui qui s'est cru invincible; nul ne s'humilic plus qu'un vaniteux. Quand

Arnolphe voit Agnès près de lui échapper, il s'aperçoit qu'il l'aime avec frénésie. Or, ses plans l'ont trahi, sa vanité n'est plus de saison, il manquera de mesure comme il en a toujours manqué, mais en sens inverse: le tyran se Toulera aux pieds de son esclave.

Gest par ce caractère d'Arnolphe, ainsi profondément compris, que s'explique tout ce qu'il dit et fait lui-même, tout ce que disent et font les personnages qui sont sous son inflcace. La sottise d'Alain et de Georgette est amusante, parce qu'elle est à la fois l'oeuvre et la punition d'Arnolphie. Les mots plus que naifs d'Agnes sont amuSants, parce qu'ils résultent de l'éducation donnée à Agnès, et parce qu'Arnolphe s'en réjouit impra lem nent: « Pont ce qui est des enfants par l'oreille, dit Dorante, ils ne sont plaisants que par réflexion à Arnolphe; et l'auteur n'a pis mis ecla pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise son extravagance, puisqu'il rapporte une sottise triviale qu'a dite Agnès comme la chose la plus belle du monde, et qui lui donne une joie inconcevable. » De même, c'est par rapport à Arnolphe qu'il faut juger les singuliers compliments décochés aux femmes:

Chose Ctrange d'aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses!
Tout le monde connoît leur imperfection :
Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion;
Leur esprit est méchant, et leur àme fragile ;
Il n'est rien de plus foible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle: et malgré tout cela,

Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là '.

Qu'Arnolphe fasse un vrai sermon à Agnès et lui parle d'enter et de chaudières bouillantes, rien de plus naturel, puisque, ayant tenu à ce qu'elle restât une enfant et Fayant laissée dans un couvent pendant de longues années,

1. Acte V, scine 1v. vers 1572-1579.

il doit vouloir la prendre par son respect enfantin pour la religion. Et il n'est pas jusqu'à l'équivoque sur laquelle on se récriait si fort qui ne soit naturelle entre une sotte craintive et un vieux garçon d'une ganloiserie soupçon

neuse.

2° Tout ceci prouve-t-il que Molière avait observé visà-vis de la religion et de la morale toute la réserve désirable? Ses réponses sur ces points sont-elles topiques? et peut-on le prendre au sérieux, quand il affirme que ceux qui ont vu des ordures dans sa pièce les y ont mises ! Non sans doute, et nous l'avons dit. Mais, si Molière manque ici quelque peu de bonne foi, ses adversaires en manquent plus encore, quand ils affectent de se voiler la face. Its en entendaient et en disaient bien d'autres! La liberté du langage était grande alors: madame de Sévigné donnait d'étranges détails à sa fille; La Rochefoucauld écrivait une étrange lettre à une jeune fille sa parente; et La Fontaine parlait sans hésiter de ses contes à Mlle de Sillery. Au théàtre, les équivoques les plus grossières s'étalaient, et Molière avait fait déjà beaucoup pour épurer la scène. Il y avait donc de l'injustice dans ces attaques. Et il y avait aussi quel que ridicule, alors que Madame acceptait la dédicace de l'Ecole des femmes et que la Reine-mère allait accepter celle de la Critique, à dire avec une moue pudique : Croyez-moi, ma chère..., pour votre honneur, n'allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu. »

[ocr errors]

Toute cette réfutation est conduite par Molière avec un art et une souplesse consommés. Le plus souvent, il dit les mots décisifs pour sa défense, et passe vite. Parfois, il se contente d'opposer une assertion à une autre, ou il met à néant les critiques par une remarque piquante. Ailleurs encore, il agrandit le débat. Il fait l'éloge de ceux qui l'ont applaudi: la cour et le parterre; il revendique les droits du succès contre les règles; il demande à respecter cellesci sans superstition, et à les enfreindre quand l'intérêt de

« PrécédentContinuer »