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plus de réserve s'impose-t-elle quand il s'agit d'écrivains moins << personnels » et moins « subjectifs », comme étaient nos grauds écrivains du xvu siècle. Aussi bien et mieux que les romantiques, ceux-là puisaient dans leur expérience pour peindre les hommes et la vie et ils mettaient de leurs sentiments dans les âmes qu'ils créaient. Mais ils voulaient et ils savaient créer des âmes différentes des leurs et il leur eût déplu qu'on les retrouvât dans les personnages qu'ils mettaient en scène. Lors donc qu'on veut étudier les œuvres de l'un deux, et notamment de Molière, il importe de ne pas perdre de vue sa vie; mais il importe aussi de n'y pas chercher trop obstinément des lumières pour la critique, et surtout de ne pas s'attacher aux menus faits, aux trouvailles plus ou moins sérieuses dont se régalent les fureteurs. Il est bon d'être des fervents de Molière, mais sans donner dans les excès du Moliérisme.

I

Moliérisme,

Tous les lettrés savent ce que c'est que ce célébré par les uns, honni par les autres. C'est une sorte de religion littéraire, dont l'auteur de Tartuffe et du Misanthrope est le dieu, dont Edouard Fournier et le bibliophile Jacob ont été les aventureux prophètes, dont M. Georges Monval, escorté d'une armée de lévites, est le très respectable grand prêtre, à laquelle la revue le Moliériste a pendant dix ans servi de temple. Cette religion a eu ses fanatiques, sacrifiant à leur dieu toutes nos gloires littéraires et anathématisant tous ceux qui n'en parlaient pas avec une suffisante vénération. Elle a eu ses bigots, portant comme une relique un morceau de la mâchoire sacréc, ou proposant de mettre dans chaque alcôve un buste de leur idole, dont la contemplation suffirait à réintégrer la beauté

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dans notre pauvre race enlaidie. Elle a eu ses des: wcanes pratiques, ne soupçonnant pas qu'? t y avoir un autre culte que de réciter de fades litantes d'épithètes, ou d'offrir au dieu de menues offrandes, comme des notes sur tel ustensile de son mobilier ou telle pièce de sa garderobe. Mais elle a en aussi ses dots éclairés qui ont voulu vraiment connaître et Lore connaître, qui ont vraiment aimé et fait aimer celui qu'ils voulaient servir. Ne maugréons pas trop contre le fatras des publications molieresques. Bien des documents ont vu le jour, dont on se serait aisément passé, et bien des recherches ont été ponipense-ment étalées, dont le profit et est des plus minces; mais c'est là l'inévitable rançon des trouvailles décisives que font de temps à autre des Beffara, des Jal, des Eudore Soulié. Sans le zèle, parfois indiscret, des Moliéristes, des matériaux eussent manque, et pour la chronologie moliéresque qu'a établie M. Monval, et pour les copieuses études bio,cophores qu'ont écrites Moland et Mesnard, et porr la belle edition que Despois avait commencée, que Mesnard, après lui, a menée à bonne fin. Avoir apporté quelques pierres, si petites soient-elles, à ces monuments, voilà qui justifie beaucoup d'érudits improvisés; s'êhe efforcés. même en vain, d'en apporter d'autres, voilà qui fait excuser les plus maladroits.

Seulemeat, tant de collaborations diverses ne vont pas Sans quelque confusion. Dans des chantiers encorabrés d'ouvriers bénévoles, l'architecte a fort à faire pour distinguer le travail qui est recevable de celui qui ne l'est point, et pour refuser les matériaux ou inutiles, ou fragiles, ou sans rapport avec l'édifice à construire. Il faut à force de vigilance, défendre l'unité et la solidité de la biogen hie de Molière contre l'intrusion des faits étrangers et des hypothèses hâtives; il faut surtout défendre la clarté et les belles proportions de son auvre contre les explications qui obscurcissent et les additions qui déforment, Ici comme

ailleurs, « rien n'est plus dangereux qu'un ignorant ami », et Molière aurait souvent lieu d'adresser à ceux de ses hisloriens et commentateurs qui ont du goût la prière que Voltaire adressait à Dieu : « Seigneur, préservez-moi de mes amis; quant à mes ennemis, je m'en charge ».

Entre tant de points où se montrent les dangers d'une interpérante érudition, celui où ces dangers sont peutêtre le plus grands, celui où s'impose de la façon la plus impérieuse un élagage, j'allais dire un échenillage, sévère, c'est sans doute celui que j'ai tout d'abord indiqué : la recherche des rapports entre la vie même de Molière et ses Cerits, l'évaluation, toujours si délicate, de ce que l'auteur peut avoir versé de son âme dans l'âme de ses personnages, le chapitre d'une étude sur Molière auquel on pourrait

donner ce titre concis: l'homme dans l'œuvre. Aussi est-ce ce chapitre que j'esquisserai ici brièvement.

Au reste et je dois le déclarer bien vite — ce n'est pas aux Moliéristes seuls que je vais avoir allaire. En dehors d'eux et bien avant eux, parmi les adversaires comme parmi les plus chauds partisans de Molière, on a trop souvent cherché à expliquer son œuvre par sa vie et à deviner sa vie d'après son œuvre. C'est Edouard Fournier qui a écrit le Roman de Molière, et Dieu sait - et les travailleurs sérieux aussi combien ce touche-à-tout, d'ailleurs étonnaniment érudit, s'entendait à corser un roman, comme à embrouiller une question! Mais c'est Weiss qui a vonlu trouver lugubres les pièces les plus gaies de Molière, parce qu'il trouvait lugubre sen existence de comédien ; ce sont les venimeux auteurs d'Elomire hypocondre ou de la Fameuse comédienne qui out voulu établir entre la vie et les écrits de Molière de trop significatives concordances; c'est même G. Larroumet, l'auteur diligent et si bien intentionné de la Comédie de Molière, ou Paul Mesnard, l'excellent éditeur et historien de notre grand comique, qui parfois projettent sur l'oeuvre admirée par eux quelques lueurs trou

sur la

bles empruntées à l'étude de la biographie, on biographie quelques lueurs incertaines empruntées à l'étode de l'ouvre.

Un défaut où tombent tant d'écrivains, et des meilleurs, est sans doute inévitable. Raison de plus pour nous mettre en garde contre lui.

II

Tout d'abord et pour prévenir les malentendus possibles disons que nous estimons très grande, et pour les dramaturges plus que pour la plupart des écrivains, pour Molière plus que pour la plupart des dramaturges, Fiufluence de la vie sur l'oeuvre. Quelques-unes des comédies de Molière n'existeraient point, si tels ou tels incidents ne s'étaient produits, heureux ou malheureux pour leur auteur. Ni la Critique de l'Ecole des Femmes ni l'Impromptu de Versailles ne seraient nés, s'il n'avait fallu' répondre aux pédants, aux jaionx et aux « grands comédiens» de l'Hôtel de Bourgogne, qu'avait également exaspérés le succès de l'École des Femmes. La Princesse d'Élide, Mélicerte, la Pastorale comique, les Amants magnifiques, œuvres peu d'accord avec les goûts du poète, ne pouvaient jaillir spontanément de sa veine et en sont sortis sur un ordre exprès du roi pour compléter les Plaisirs de l'Ile enchantée, le Ballet des Muses et le Divertissement royal. D'autres pièces, plus dignes de Molière, et dont l'idée, vraiment comique, se serait sans doute traduite un jour ou l'autre sur son théâtre, n'en ont pas moins été faites pour le roi, elles aussi, et doivent aux décors, aux machines, aux ballets dont elles devaient être accompagnées une partie de leur forme et de leur caractère : le Mariage forcé et le Sicilien, où dansait Louis XIV; l'Amour médecin, M. de Pourcenagnac et jusqu'au Malade imaginaire, disposés pour recevoir

(૫)

la musique de Fundispensable Florentin, Jean-Baptiste Calli, ou de Charpentier; le Bourgeois gentilhomme, dont La Turquerie fut, non pas l'excroissance bouffonne, mais la cause finale et la raison d'être : Psyché, prétexte à des merveilles de machinerie et de décoration ; la Comtesse d Escarbagias, passe-partout habile où devait s'encadrer le Ballet des Ball Is, c'est-à-dire un pot-pourri des ballets de cour les plus célèbres. Les Ficheur, faits pour Fouquet, out été enrichis d'une scène par une serte de collaboration royale. Don Juan ne se ferait pas hypocrite on, tout au moias, ne débiterait pas sur l'hypocrisie sa terrible tirade, si le dramaturge qui, en 1665, concevait le portrait du « grand seigneur méchant homme », n'avait tenu à dire leur fait sans retard aux implacables ennemis du Tartuffe, sprêté quelques mois auparavant par la cabale; et le Tarlaffe lui-même aurait sans doute un tout autre dénouement, si le roi n'était venu au secours de l'œuvre proscrite.

Faut-il s'en tenir à ces faits éclatants et n'est-il permis d interroger sur l'ouvre de Molière que l'existence publique, si je puis dire, du directeur des « comédiens du roi »? You cer.es; et son enfance, sa jeunesse aventureuse, ses fréquentations, son mariage troublé, sa santé chancelante peuvent nous fournir des indications utiles. Né dans le quartier des Halles et au sein d'une famille bourgeoise, il est probable que « le premier poète des bourgeois », ainsi que l'appelaient non sans exagération les Goncourt, a puisé dans ses plus anciens souvenirs alors qu'il s'est agi de met- tre sur la scène les Gorgibus, les Sganarelle et les Chrysale. Gêné par le clergé pendant sa première campagne théâtrale à Paris et pendant ses courses en province; forcé par le carème ou l'avent de multiplier les relâches et, par consequent, d'observer des jeunes dont ses compagnons et Jui se fussent sans donte fort bien dispensés; abandonné, aftaqué par son ancien protecteur Conti, qu'avait touché In grâce janseniste, il est probable que l'auteur de l'Ecole

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