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de la comédie antique, abondent dans la comédie italienne et française d'avant Molière, et souvent s'imposaient à notre auteur parce qu'ils figuraient dans les originaux imités par lui. Non, non; lorsque Molière met de ces pères-là sur la scène, il songe évidemment à Jean Poquelin; et, si Mascarille dit à son étourdi de maître que Pandolfe a beau pester d'une belle manière contre Lélie, Lélie doit se moquer des sermons d'un vieux barbon comme Pandolfe, c'est là un souvenir incontestable du temps où le tapissier pestait contre l'aspirant comédien et où l'aspirant comédien riait sous cape du tapissier.

Mais ce sont surtout les portraits d'avares que Jean Poquelin a inspirés. En tournant et retournant les transactions qu'il a passées avec ses enfants, en sollicitant. doucement les textes, on s'est convaincu que toujours il avait cherché les affaires avantageuses pour lui, désavantageuses pour les siens. Les créances à lui souscrites amènent à des conclusions pires encore. En voici une doni le signataire doit 192 livres « pour les causes contenues ès dites lettres »; il a versé deux acomptes, l'un de 64 livres, l'autre de 34 livres 4 sous, et il a rendu à Poquelin une tenture de tapisserie. Peut-être penserezvous que « les causes contenues ès dites lettres » sont, puisqu'il s'agit d'un marchand tapissier, la vente et l'installation de divers objets d'ameublement; qu'une tapisserie, vendue à un acheteur un peu imprévoyant, a fort bien pu être rendue ensuite, soit parce qu'« ello avait cessé de plaire », soit parce que l'acheteur, n'en ayant point usé, a voulu en alléger sa dette. Mais cette explication est trop simple, et il en vaut mieux une plus suggestive ». La dette de 192 livres résulte d'un prêt usuraire (il est fâcheux seulement qu'il ne soit nulle part et sous aucune forme question d'intérêts), et cette somme a été fournie, moitié en espèces, moitié en marchandises. Poquelin a donné une tenture, comme il aurait donné

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‹ un crocodile empaillé » ou « un jeu de l'oie, renouvelé des Grecs », et, les fonds tardant à rentrer, il a accepté que son crocodile, je veux dire que sa tenture Ini fât rendue. Et, dès lors, on voit d'où sort un des incidents les plus amusants de l'Avare : « Des quinze mille franes qu'on demande, le prêteur ne pourra compler en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l'emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux dont s'ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu'il lui a étépossible ». Voilà done Poquelin devenu Harpagon, comme il était devenu Pandolfe, Anselme, Sganarelle, Géronte... Une fois avertis, nous n'avons pas de peine à faire entre les deux personnages de notables rapprochements, car Poquelin par son avarice a dù faire enrager son fils comme Harpagon fait enrager Cléante. il a enfermé sa fille Catherine dans un couvent comme Harpagon voulait faire pour Élise, et son inventaire de 1669, avec le dénûment dont il témoigne, ressemble à l'inventaire d'« un Harpagon auquel on aurait vraiment volé sa cassette1 >>.

Il est vrai qu'on pourrait adresser à tout ceci quelques petites objections. Emprunter, plus ou moins consciemment, quelques traits plaisants à des souvenirs de famille, tout dramaturge ou tout romancier y est exposé: mais faire systématiquement de son père une caricature odieuse, cela n'est peut-être pas bien digne d'un honnête homme.

Les calculs qu'on prête à Jean Poquelin ne sont point prouvés. Molière n'a nullement eu vis-à-vis de son père l'attitude de Cléante. Harpagon eut toujours empoché de bon cœur ce que son fils, devenu riche, lui eût voulu donner, et Molière en a été réduit à de pienses supercheries pour aider son père dans le besoin. Enfin, quand il

1. Larroumet, La Comédie de Molière, l'auteur et le milieu, p. 47.

avait sous les yeux l'Aulularia de Plaute, les Esprits de Larivey et la Belle Plaideuse de Boisrobert (où se trouvent justement, et un fils prodigue empruntant à son père avare qu'il ne connaît point, et un usurier prêtant en guise d'argent des guenons, de beaux perroquets et douze canons, moitié fonte, moitié fer), comment Molière, pour peindre l'Avare, eût-il eu besoin de renouveler, en l'aggravant, le crime de Cham riant de Noé?

V

Après la petite famille que Molière a abandonnée pour se faire comédien, nous pourrions examiner quel rôle joue dans son théâtre la grande famille où il est alors entré. Est-il vrai qu'amoureux de Mlle de Brie, il ait tenu à prodiguer au sieur de Brie, son mari, les épithètes les plus désobligeantes: d'où les injures qui accueillent le notaire dans l'École des Femmes et M. Loyal dans Tartuffe, deux personnages que représentait cet acteur? Est-il vrai que, rebuté par Mlle du Parc et consolé par Mlle de Brie, il se soit personnifié dans le Clitandre des Femmes savantes, passant d'Armande à Henriette? Aucun jeu n'est plus facile que celui qui consiste à trouver des allusions de ce genre dans le texte de Molière; mais précisément ce n'est qu'un jeu, et qui risque d'être plus plaisant que ceux qui s'y livrent ne l'auraient voulu. Amené par Boileau chez le grand Arnauld, Racine se jette aux pieds de son ancien maître, qui lui-même se jette aux siens, et tous deux à genoux s'embrassent; comment ne s'est-il pas trouvé un commentateur de Molière pour affirmer que notre poète comique, ami de Racine et de Boileau, a parodié cette scène par les embrassements de Polydore et d'Albert dans le Dépit amoureux, de Tartuffe et d'Orgon dans le Tartuffe Est-ce parce que Racine et Arnauld se sont revus scule

ment én 1677, tandis que le Dépit amoureux est de 1556 et le Tartuffe de 16641? Les faiseurs de rapprochements n'ont pas toujours autant de scrupules.

Quoi qu'il en soit, mieux vaut s'en tenir à étudier celle des camarades de Molière qui a tenu dans sa vie la plus grande place, Armande Béjart, qui, le 20 février 1662, prenait à Saint-Germain-l'Auxerrois le titre de Madame ou, comme on disait plutôt alors, de Mile Molière. A coup sûr elle a inspiré le poète. Mais où et comment? Il faudrait, pour le savoir, commencer par bien connaitre quelles out été les relations de Molière et de sa femme. Or, ce que l'on en dit, ce que de tous côtés l'on en répète, ou repose sur des hypothèses passablement fragiles, ou vient surtout du pamphlet la Fumeuse comédienne, source éminemment suspecte, et de la Vie de Molière, par Grimarest, livre pcu sùr aussi, inspiré par un ennemi d'Armande, Baron. Cependant, ne laissons pas de voir ce que disent les commenta

teurs.

Le 24 juin 1661, la troupe du Palais-Royal jouait l'École des Maris. Il s'en fallait encore de huit mois que le mariage fût célébré, mais Molière en avait formé le projet, et il est donc tout naturel qu'il ait exprimé dans sa pièce ses idées les plus chères et ses rêves. Le vieil Ariste voulant se faire aimer de la jeune Léonor, c'est Molière voulant se faire aimer d'Armande; la liberté avec laquelle Ariste a élevé Léonor, c'est la liberté que Molière, dont l'influence était grande sur Madeleine Béjart, a toujours désiré qu'elle laissât à sa fille ou à sa sœur Armande; les droits du tuteur Ariste sur sa pupille Léonor, c'est l'autorité moins légale de Molière sur Armande, qui avait autrefois joué dans sa troupe sous le nom enfantin de Mlle Menou et à l'éducation de laquelle il n'était certainement pas

1. Voir une note de Despois dans le Molière des « Grands Écrivains », t. I, p. 459.

resté étranger; enfin les promesses que fait Ariste de permettre à sa future femme de courir les bals et les lieux d'assemblée, de recevoir les visites et d'entendre les flcurettes des damoiseaux, c'est Molière qui y souserit.

L'hypothèse soulève quelques objections. Il n'est pas certain que, lorsqu'il composait sa comédie, Molière songeât à épouser Armande; Molière jouait le grognon Sganarelle, et non le sage Ariste; Armande ne jouait pas Léonor, puisqu'elle ne faisait pas encore partie de la troupe; sur Mlle Menou et l'éducation d'Armande, nous ne savons rien, absolument rien de certain; la différence d'âge qui existe entre Ariste et Léonor ne se retrouvait pas entre Molière et Armande, puisque, si Molière avait trente-neuf ans, Armande en avait dix-huit d'après certains Moliéristes, << environ vingt » d'après son contrat de mariage, vingtdeux et demi d'après l'hypothèse que j'accepterais le plus volontiers. Enfin, Molière n'avait pas conçu lui-même son sujet pour l'adapter à sa situation. II l'avait pris, sans parler de la tradition de la farce, à différentes sources: les Adelphes de Térence, la Folle gageure de Boisrobert, la Femme industrieuse de Dorimon, la Discreta enamorada de Lope de Vega, et surtout une jolie comédie de Mendoza, où la jeune femme qui est maintenue dans la sagesse par la douceur porte précisément le nom de Léonor, et que M. Martinenche a signalée aux commentateurs de Molière: El marido hace mujer, C'est le mari qui fait la femme'. Malgré tout, les rapports ne manquent pas entre les deux couples Ariste-Léonor et Molière-Armande; si son mariage

1. Revue d'Histoire littéraire de la France, V, 110-116: Les sources de l'Ecole des Maris ». Cette étude a été reproduite dans l'ouvrage de M. Martinenche, Molière et le théâtre espagnol, Paris, Hachette, in-18, 1906, p. 90-108. Pour tout ce qui concerne les rapports, réels ou supposés, de Molière avec la litterature espagnole, on peut voir aussi le livre récent de M. Guillaume Huszár, Molière et l'Espagne. Paris, Champion, in-18, 1907.

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