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en déroute tous les jugements ennemis ». A cette série de personnages Molière ajoute, comme dans le lointain, ceux qu'il voit encore à peindre à la cour. Saluons au passage parmi eux, le futur personnage de Philinte.

Les attaques les plus vives portent contre l'auteur même du Portrait du peintre, Boursault, derrière lequel Molière montre la foule des auteurs jaloux (et parmi eux, hélas ! il est probable qu'il faut voir l'auteur du Menteur, Corneille lui-même, chagriné de voir déserter la tragédie pour ce qu'il appelait peut-être encore des farces). L'attaque est d'une violence tout aristophanesque :

MADEMOISELLE DE BRIE. Ma foi, j'aurois joué ce petit Monsieur l'auteur, qui se mêle d'écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.

MOLIÈRE. Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour que Monsieur Boursaut! Je voudrois bien savoir de quelle façon on pourroit l'ajuster pour le rendre plaisant, et si, quand on le berneroit sur un théâtre, il seroit assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui seroit trop d'honneur que d'être joué devant une auguste assemblée : il ne demanderoit pas mieux; et il m'attaque de gaieté de cœur, pour se faire connoître de quelque façon que ce soit. C'est un homme qui n'a rien à perdre, et les comédiens ne me l'ont déchainé que pour m'engager à une sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que j'ai à faire; et cependant, vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau1.

Puis, sentant bien que le Portrait du peintre est copié de sa Critique, et qu'on a retourné sa pièce comme un habit, Molière ajoute ce mot méprisant pour son adversaire et pour les comédiens ses interprètes : « Ils en ont besoin, et je suis bien aise de contribuer à les faire subsister. » Molière, on le voit, était nerveux. Voltaire a été scandalisé de cette satire directe, lui qui traduisait Fréron sur la scène dans l'Écossaise. Mais Molière avait le droit d'être agacé par la nuée de moustiques qui bourdonnaient autour de lui, et d'ailleurs on avait touché certains sujets qu'il

1. Scène v.

ne pouvait permettre qu'on portat à la scène. Ce qui jusfifio Moliere, c'est ce qu'il a dit contre les attaques personLelles et insultantes de ses ennemis:

La courtoisie doit avoir des bornes: et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix, et ma façon de réciter, pour en faire ¿t dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage: je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde. Mais en leur abandonnant tout Cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquoient dans leurs comédies. C'est de quoi je prierai civilement cet honnête Monsieur qui se mêle d'écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi1.

IX

Molière, en effet, ne répondit plus et ne fit même pas imprimer l'Impromptu de Versailles, tandis que les attaques de ses adversaires continuaient, plus furieuses et plus envenimées. Robinet écrit le Panegyrique de l'Ecole des femmes (ce panégyrique est une satire) ou conversation comique sur les œuvres de M. de Molière; de Visé, peut-être aidé par un acteur de l'Hôtel de Bourgogne, de Villiers, revient à la charge avec la Réponse à l'Impromptu de Versailles ou la Vengeance des marquis; Montfleury, fils du comédien, fait jouer l'Impromptu de l'Hôtel de Condé. On travestit certaines paroles de Molière, on excite les marquis à se venger, et l'on veut que le Roi lui-même soit offensé par les attaques dirigées contre sa cour. Surtout, on attaque la femme de Molière et on atteint le poète dans son honneur. Le comédien Montfleury va plus loin que son fils et, dans un placet au Roi, insinue que Molière a épousé sa propre

1. Scène v.

Gille. En guise de réponse, le Roi, quelque temps après, devient le parrain d'un fils du poète1.

C'est seulement en mars 1664 que cette sotte et perfide guerre finit par le seul écrit favorable à Molière : la Guerre comique ou la défense de l'École des femmes par Philippe de la Croix. Molière avait continué à se taire, et peut-être a-t-il eu tort de se montrer trop endurant. Mais la bile cependant s'amassait en lui: elle se déchargera bientôt dans le Tartuffe.

1. Cf. ci-dessus, p. 140.

T 1.14

CHAPITRE X

LAIRE IA QULRELLE DE L'ÉCOLE DES FEMMES ET LA QUERELIE DU TARTUFFE

Nous voici arrivés au moment où la faveur du Roi pour Molière est le plus marquée et où Molière a le plus besom de compter sur cette laveur. La guerre dechaînée par 1Fcole des femmes darait encore, quand, le 9 janvier 1064, Molière fait jouer au Louvre la comédie-ballet du Mariage forcé. Trois mois plus tard, à Versailles, pendant la série de fêtes qu'on désigne de ce nom : les Plaisirs de File enchordée, il est partout et sullit à tout. Il représente le dicu Pan, il fait un compliment à la Reine, il joue les Ficheux et le Mariage forcé, il donne pour la première fois In Princesse d'Etide, et, le 12 mai, date mémorable, il pré sente à la cour les trois premiers actes du Tartuffe. Aussitot une tempête éclate, auprès de laquelle celle qui a suivi l'Ecole des femmes fait l'effet d'un calme plat. C'est la grande

crise de la vie de Molière.

I

Avec les Ficheur, Molière avait joué sa première comédie-b llet, et il l'avait jouée devant le Roi. Mais la danse et la musique, ce qu'on appelait alors « les agréments », ne se mêlaient pas trop intimement à la comédie dans les Facheux, et l'œuvre n'avait pas été commandée par

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Louis XIV, mais par le surintendant Fouquet. Dans le Mariage forcé, la musique composée par Lulli et les danses réglées par Beauchamps se glissent dans l'intérieur des actes mêmes (car la pièce avait trois actes et n'a été réduite à un que plus tard, en perdant une partie de ses <«< agréments » musicaux et chorégraphiques). A l'acte 1, Sganarelle s'endort, et voici que lui apparaissent en songe la Beauté, qui lui chante un récit, la Jalousie, les Chagrins et les Soupçons qui font une inquiétante entrée dansante, quatre Plaisants ou Goguenards qui dansent un pas moqueur. Au second acte, c'est un magicien qui chante, des démons qui gambadent, des bohémiens et des bohémiennes qui ne répondent qu'en dansant aux questions de Sganarelle. Au troisième, concert et danses espagnoles, charivari grotesque mené par Lulli en personne; danse de quatre galants qui cajolent la femme de Sganarelle. Et parmi ces galants il y avait le duc de Saint-Aignan et le duc d'Enghien, fils du grand Condé ; parmi les Egyptiens, le marquis de Rassan, le marquis de Villeroy et Louis XIV lui-même. En attendant le jour où, selon la légende, le Roi-Soleil devait, écoutant les vers de Racine dans Britannicus, rougir de « se donner lui-même en spectacle aux Romains », je veux dire à ses sujets, il raffolait de ces pièces, dont il était à la fois le spectateur et l'acteur; et le Mariage forcé, notamment, plut si fort, qu'il ne fut pas donné au Louvre moins de quatre fois en donze jours. Avec le Roi et les grands seigneurs dansaient des baladins de profession, tantòt graves, tantôt burlesques, parfois agiles comme des clowns. Le gentilhomme gascon Tartas faisait dans un ballet des sauts périlleux; il « montait sur cinq hommes, trois en bas et deux au-dessus; il était le sixième et se tenait au sommet, droit sur les épaules des deux autres. »

L'habitude pour ces ballets royaux était de prendre un sujet mythologique ou allégorique, et, quelques jours après

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