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plus tard que, soutenu par le Roi, Molière l'a en quelque façon récompensé par le rôle brillant qu'il lui a fait gouer dans la dernière scène et l'éloge éclatant qu'il en a fait ? Question fort importante, car peut-être le dénouement était-il d'abord plus hardi et Feuvre plus significative encore. Malheureusement, si la question est importante, il est impossible d'y répondre. Une lettre de M. le Duc, fils du grand Condé, écrite en octobre 1665, chargeait quelqu'un de demander à Molière « si le quatrième acte de Tartuffe étoit fait» et « s'il ne le pourroit pas jour» le 8 novembre au Raincy. Comme la pièce, au dire exprès de la Grange, avait été déjà jouée au même lieu, « parfaite. entière et achevée en cinq actes », le 29 novembre 1664. il devait s'agir d'un remaniement d'une partie capitale de Louvre. Quelques préparations dramatiques du second acte, qui n'amènent rien, qui ne servent à rien1, peuvent aussi faire soupçonner des modifications assez profondes. Malcost tout, et ce n'est pas assez pour notre curiosité légién.e.

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Quoi qu'il en soit, le Roi trouya les trois premiers actes fort à son goût, Marie-Thérèse les approuva; mais Anne d'Autriche en fut blessée dans sa piété, qu'exaltait son état de santé déjà inquiétant; des réclamations surgirent de tous côtés : « Chacun, dit d'Argenson, se chargea d'en parler à ses amis qui avoient quelque crédit à la Cour pour empêcher la représentation. » De tout ce bruit le Roi fut obligé de teni. compte; il ordonna à Molière de ne pas jouer son Tartuffe public, mais non sans accompagner cet ordre facheus de bonnes paroles à l'adresse de son poète favori, non clout sans garder rancune aux

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1. Voir Acte II, scène tv, v. 793-816. Noter cependant que nous aurons à signaler une bizarrerie analogue, et plus frappante encore, dans l'Avare, acte IV, scène I (Voir ci-dessous, tome II, chapitre VI, § v).

2. «Quand Molière composoit son Tartuffe, dit Brossette, il en

dévots qui lui forçaient la main. Huit jours après, les comédiens italiens jouaient devant la cour une pièce scabreuse intitulée Scaramouche ermite. En sortant, le Roi dit au prince de Condé (alors du parti des libertins): « Je voudrois bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière ne disent mot de celle de

Scaramouche. » Et Condé de répondre : « C'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point; mais celle de Molière les joue eux-mêmes: c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. » Hypocrites ou non, il est certain que les dévots se déchaînaient fort contre la pièce. La Congrégation du SaintSacrement, qui déjà, sans doute, avait combattu l'Ecole des femmes1, mano uvrait contre elle avec le mystère dont elle avait coulume. Un curé du nom de Pierre Roullé il est vrai qu'il était curé de Saint-Barthélemy, et que ce nom ne laissait augurer rien de bien pacifique - publiait, lui, et offrait à Louis XIV un opuscule intitulé: Le Roy glorieur au monde, où il parlait de Molière longuement t avec une véritable rage: « Un homme, ou plutôt un démon vêtu de chair et habillé en homme, et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés. avoit eu assez d'impiété et d'abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d'etre rendue publique, en la faisant monter sur le théâtre, à la dérision de toute l'Église... I méritoit pour cet attenta! sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public et le feu même avant-coureur de celui de l'enfer, pour expier un crime si grie! de lèse-majesté divine. » La

récita au Roi les trois premiers actes. Cette pièce plut à Sa Majesté, qui en parla trop avantageusement pour ne pas irriter la jalousie des ennemis de Molière et surtout la cabale des dévots. » -1. Le 31 décembre 1662, Loret déclare qu'on lui a ordonné de ne point parler de la pièce: d'où venait l'ordre qu'on avait ainsi donné au gazetier ?

menace du ten ne doit pas faire sourire: il y avait quelques mois à peine que le mystique Morin, traqué par la Congregation, avait été brûlé vif en place de Grève. Mais, en ce qui concervait Moliere. Pierre Roullé prenait mal son temps. Car, si l'on ne peut dire, ainsi qu'on l'a fait, que le hoi avait commandé le Tartuffe à Molière, il est certain cependant que le Tartuffe était arrivé à point pour servir certaines coleres du Roi. En 1662, Tambassadeur de France avait été insulté à Rome; Louis avait exigé ane réparation du pape, et le cardinal Chigi était en ce moment même à la Cour pour présenter les excuses de son oncle le Saint Père. Comme le dit plaisaniment Gui Patin, il n'était pas venu apporter des indulgences, mais en chercher. En 1663, Mme de Navailles, dame d'honneur de la Reine, avait, sur les conseils du curé Claude Joly, fermé par des grilles tous les passages par où le Roi pouvait aller trouver dans leurs appartements les demoiselles d'honneur ; et M. et Mine de Navailles avaient été disgraciés. En 1664, des voix pieuses s'élevaient, avec plus ou moins de hardiesse, contre les adultères du Roi, et, pour la Pentecôte, le Roi allait déclarer à son frère qu il ne communierait pas et qu'il ne voulait pas « faire l'hypocrite » pour plaire à la Reine-mère. Raison plus sérieuse encore: la Congrégation du Saint-Sacrement, on cabale des dévots. à laquelle appartenait d'ailleurs Claude Joly, avait été condamnée par Mazarin en 1660 et était persécutée depuis par Colbert. La comédie de Molière pouvait sur ce point venir en aide à la politique royale.

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Dans ces conditions, la représentation publique du Tartuffe restait interdite, en dépit des sellicitations orales et d'un placet de Molière, car le Roi n'osait aller ouvertement contre les désirs d'Anne d'Autriche et de son ancien précepteur, l'archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe. Mais, celte réserve faite, toute liberté était laissée à Molière, qui lisait sa pièce au légat, moins facile à scanda

liser en sa qualité d'italien, et la faisait approuver par lui comme par d'autres prélats de cour; qui colportait son œuvre de salon en salon1; - qui la jouait en trois actes chez Monsieur et en cinq actes au Raincy, chez la princesse Palatine, devant Condé.

Le 15 février 1665, nouvelle audace de Molière. Le théâtre du Palais-Royal joua Don Juan ou le Festin de Pierre. Au cinquième acte, Don Juan se fait hypocrite et explique sa conduite par cette tirade, où l'on sent bien que Molière, contrairement à ses habitudes, parle par la bouche de son personnage:

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L'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée; et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras; et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connoît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j'en connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sons cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sureté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes; mais j'aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que

1. « Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle », dit, en 1665, l'amphitryon ridicule de Boilead.

T. I. 15

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ver je vrai, sans in

remr, preadı. mes in trots à 1, te la capale, of je serai défen la par chió ener et contre tous. Enfin c'est là le vrai moven de faire implement tot ce que je voudrai. Je m'eri gerai en conscar des actions d'autru, jagera, mal de tout le monde, et n'aurai bonne opinion qu de mei. D's qu'une fois on m'acta choqué tant soit peu, j ne padonneral janta el garderai tout doucement une haine ur conciliable. Je ferai le vengeut des intérêts du Ciel, et, sens prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accus rai daapité, et saurai dhainer contre eux des zélés indiscrets i. Sans connaiss mice de canse, crierent en public contre eux, qu les accableront d'injures, et les damn ront haul ment de leur antplo pravce. C'est ainsi qu'il faut profiter des faiblesses des hommes. piun se esprit Saccomanede aux vices de son siècle1, Au bout d'un mois, le Fe tin de Pierre disparaissait sans brut de l'affiche: Molière, qui avait pris un privilège pour le faire imprimer, ne limpumait point; la nouvelle uvre étoit étouffée comme la précédente par la cabale; mais le Roi en dédomma, cait Molière: il se substituait à Monsieur comme protecteur des comédiens du PalaisRosal; illem donnait six mille livres de pension, et faisait prendre à la troupe le titre de Troupe du Roi, celle de 'Hotel de Bourgogne restant simplement la Troupe royale.

Fa 1667, enfin, le Roi, sous une forme plus ou moins précise, autorise Molière à jouer sa pièce. Molièce revoit son œuvre pour la rendre plus acceptable aux scrupuleux 11 retranche certains passages, il en ajoute d'autres, il change certains vers celui-ci, par exemple, qui pouvait passer pour une profanation du Pater :

( Ciel, pardonne-moi comme je lui pardonu 2;

1. Acte V, .one 11. Pour voir à quel point cette tirade se tattace a la que celle du Tartuffe, ef. le premier placet, tome IV de Fédition Mesnard, p. 386 (Je n'avais rien de mieux à faire...) " 38g (Ce n'est pas ossez...) ; le deuxieme placet, p. 393 (La cabate s'est ré illée...) et 393 (Je ne doute point, Sire...); la préface, p. 373 (Les hypocrites n'ont point entenda raillerie.....) et 374 (Tous les jours encore, ils font crier en public...); enfin les vers de Cléante dans le Tartuffe, acte I, scène v, v. 369-376 et 397.

2. Voir la note de l'édition Mesnard, acte III, se. vII. v. 112.

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