Images de page
PDF
ePub

il ôte à Thypocrite son costume sombre de directeur de conscience pour lequiper, contre toute vraisemblance, en coquet homme du monde; il lui enlève son nom trop célèbre de Tartuffe pour l'appeler Panulphe; il intitule sa pièce l'Imposteur. Vaines précautions! L'Imposteur est joué le 5 août, et l'on s'écrase dans la salle; le 6, la pièce était interdite. Par qui? Par le Roi? Non pas. Mais, Molière ayant été très malade, la première représentation avait été retardée de plusieurs mois; le Roi était parti pour la Flandre ; et la police de Paris appartenait maintenant au premier président du Parlement, le pieux de Lamoignon, membre de la confrérie du Saint-Sacre

ment.

La troupe, qui avait déjà chòmé pendant plusieurs mois, interrompt ses représentations pour sept semaines encore. Molière va trouver M. de Lamoignon, qui reste inflexible. Il envoie à grands frais deux de ses camarades porter un nouveau placet au Roi. Celui-ci accueille La Grange et La Thorillière avec de bonnes paroles, et bientôt il aurait fait plus sans doute, si, dès le 11 août, l'archevêque de Paris n'avait lancé un mandement pour défendre à toute personne du diocèse, sous peine d'excommunication, de représenter, d'entendre réciter ou de lire l'œuvre proscrite. Condé, dont le château, Chantilly, était hors du diocèse, se moquait de l'ordonnance archiepiscopale et se faisait jouer Tartuffe; mais le Roi très chrétien était le justiciable de l'archevêque pouvait-il donner à ses sujets l'exemple de la désobéissance au pouvoir spirituel, alors surtout que ce pouvoir spirituel était représenté par un ancien maitre?

L'unique représentation de 1667 n'aurait donc servi de rien à Molière, si un anonyme qui, à coup sûr, a été inspiré par le poète, n'avait publié une Lettre sur la comédie de l'Imposteur, qui contient, avec une apologie de la pièce. une longue analyse où nous trouvons sur l'état exact de

la comédie en 1567 les plus précieux renseignements. Fonte de mieux, le public se jeta sur cette Iellre, qui eut deux éditions en quelques mois.

C'est le 5 février 1669 qu'eut lieu la résurrection définitive de Tartuffe. Le Roi, qui était passé de La Vallière à Montespan, n'avait toujours pas à se louer des dévots; d'autre part, il y avait trois ans qu'Anne d'Autriche etait morte; la congrégation du Saint-Sacrement était ou paraissait écrasée, et la paix de l'Eglise, qui avait forcé molinistes et jansénistes à se calmer, rendait des protestations ardentes moins à craindre. Il n'y en eut guère, en effet, à ce moment, et le public put, par son empressement, revancher Molière de ses ennuis. Mais la querelle n était qu'assoupie. En 1686, le savant Baillet reprenait presque la plume du curé de Saint-Barthélemy pour appeler Molière « un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscité à l'église de Jésus-Christ ». Un pea plus tard peut-être, Bourdaloue, prononçant un sermon sur l'hypocrisie, toune longuement contre Molière et contre ses « damnables inventions pour humilier les gens de bien, pour les rendre tous suspects, pour leur oter la liberté de se déclarer en faveur de la piété, tandis que le vice et le libertinage triomphoient. » En 1694, Bossuet fait une allusion au Tartuffe et songe certainement à cette œuvre quand il lance sa malédiction fameuse : << Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. » Arretons cette énumération. Signalons à peine cette affirmation de Napoléon, qu'il eût été moins libéral que Louis XIV et qu'il n'cût jamais laissé jouer le Tartuffe; rappelons à peine cette polémique ardente, où Louis Veuillot a rabaissé

1. Un sermon sur l'hypocrisie a été prononcé par Bourdaloue, à Versailles, le dimanche 16 décembre 1691 (Voy. Griselle, Bourdaloue, Histoire critique de sa prédication, 1901, in-8, t. II, P. 777); mais est-ce bien alors que le prédicateur a tonné contre Molière ?

Molière en exaltant Bourdaloue, où La Pommeraye a exalté Molière en rabaissant Bossuet. Aujourd'hui encore le Tartuffe est un braudon de discorde; on ne s'entend pas sur sa valeur littéraire; on s'entend bien moins encore sur sa portée morale et religieuse.

II

Comme je ne suis ni Bourdaloue, ni Louis Veuillot, et que je n'ai reçu d'en haut aucune délégation pour sonder les reins et les cœurs, je ne me flatte pas de savoir en toute certitude quelles ont été les intentions de Molière et quelle catégorie de personnes il a vraiment visée dans sa comédie. Je ne puis que dire ce qui me parait le plus vraisemblable, et le dire en toute franchise.

Ou ne peut songer, bien que le Roi fùt hostile alors à la dévotion, à faire uniquement de la composition du Tartuffe un acte de complaisance vis-à-vis du Roi. Mais ce pourrait être de la part de Molière une manifestation de sa rancune nous avons vu combien il avait eu personnellement à souffrir de l'hostilité du clergé, de la conversion de Conti, des attaques perfides lancées contre l'École des femmes. Le théâtre en général était aussi en butte à maintes attaques: Port-Royal traitait volontiers les dramaturges d'empoisonneurs publics, avant même que Nicole imprimát le mot en janvier 1666; le Traité de la comédie et des spectacles du prince de Conti circulait aussi manuscrit de main en main; et tout cela pouvait, devait avoir ulcéré Molière1. Mais Molière avait d'autres raisons, et

1. M. Abel Lefranc, qui a fait dans son cours une intéressante histoire de la querelle du théâtre au XVIIe siècle, veut même que le Tartuffe soit uniquement, ou presque uniquement, dirigé contre les détracteurs du théâtre. Voir Revue des Cours et Conférences, 1906-1907, nos 7, 17, 18, 20 et 22.

plus désintéressées, de traiter un pareil sujet. Vul n'était plus familier à la poésie française, qui, entre autres créatious, pouvait se glorifier du Faux-semblant de Jean de Meung et de 1 Macette de Regnier. Pascal, sans trop Je vouloir, l'avait en quelque façon rajeuni, il y avait sept ans seulement, daus les Provinciales. Et Molière pouvait, pour s'inspirer, puiser à de nombreuses sources, où il a puisé en effet la satire de Regnier, une comédie de l'Arétin, un conte de Boccace, le roman de Sorel : Polyandre, la nouvelle de Scarron: les Hypocrites, ou peutêtre le modèle même de Scarron: la Hija de Pierres y Celestina de Barbadillo 1. Enfin, Molière, voulant peindre les vices, devait un jour ou l'autre rencontrer l'hypocrisie.

Sire, dit-il dans son premier placet, le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me trouve, je n'avois rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures radicules les vices de mon siècle; et comme l'hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j'avois eu, Sire, la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisois une comédie qui décriat les hypocrites, et mit en vue comme il faut toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zile contrefait et une charité sophistique.

Ici, il est vrai, on arrête Molière et on nous arrête en même temps. Oui, sans doute, l'hypocrisie a été un des fléaux du xvi° siècle. La Bruyère, dans ses Caractères, et Fenelon, dans les Enfers de son Télémaque, nous le font assez sentir; et Bourdaloue a prononcé dans la chaire

1. On a cité aussi d'autres œuvres espagnoles et une commedia dell' arte, le Pedante du recueil Scala (Il teatro delle favole rappresentative, Venise, 1611).

même ce mot décisif : « Il est certain que jamais Fabus de la dévotion apparente et déguisée n'a été plus grand qu'il n'est aujourd'hui. » Mais quand Bourdaloue parlaitil ainsi ? quand La Bruyère et Fénelon se plaignaient-ils ? A la fin du siècle, quand Louis XIV. devenu vieux et malade, subissait et imposait à toute sa cour la tyrannie religieuse de Mine de Maintenon. Il n'y avait pas d'hypocrisie en 1664; « dans cette cour, dit Brunetière, il n'y avait pas, il ne pouvait pas y avoir d'hypocrites et de faux dévots, par la bonne raison que la dévotion n'y menait personne à rien; qu'il eût été non seulement impossible, mais imprudent, mais dangereux de la feindre; et qu'à moins d'y être obligé par son métier de confesseur ou de prédicateur, on eût été suspect, en n'imitant pas la conduite du prince, de la blâmer..... » Donc, ou bien il faut dire avec les uns que Molière, ne pouvant attaquer sérieusement l'hypocrisic, attaquait la religion même, ou bien il faut s'extasier avec les autres sur le don de prophétie qui a été dévolu au génie de Molière.

Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité ne me paraissent établis, car il pouvait y avoir et il y avait, hélas ! des hypocrites au temps du Tartuffe. Il y en avait, puisque Molière parlait des hypocrites présents et non des hypocrites futurs dans le premier placet, dans le Don Juan, dans la préface du Tartuffe. Il y en avait, puisque la malignité des contemporains a prétendu que Molière avait copié son personnage sur tels et tels: l'abbé de Roquette. l'abbé de Ciron, l'abbé de Pons, Charpy de Sainte-Croix, d'autres encore. Il y en avait, puisque l'auteur de la Lettre sur l'Imposteur écrivait cette phrase si instructive : « Nous vivons sous un règne où... P'hypocrisie est autant en horreur dans l'esprit du Prince qu'elle est accréditée parmi ses sujets. » Il y en avait, puisque Bossuet, en 1665, apostrophait rudement les hypocrites dans son sermon sur le Jugement dernier. Si, par la dévotion, ils ne se recom

« PrécédentContinuer »