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ral de son théâtre et sur l'atmosphère singulièrement laïque » et irréligieuse où se meuvent ses personnages ; elle se fonde surtout sur l'analyse exacte d'un des principaux rôles de la comédie incriminée, du rôle d'Orgon: Orgon est, dans la pièce, aussi important que Tartuffe ; et ne pourrait-on pas dire, en allant plus loin que Brunetière, qu'il est plus important encore? car peut-être le dupeur Tartuffe attire-t-il moins l'attention que le dupé Orgon, de même que ce ne sont pas les dupeurs Dorante et Trissotin qui sont les personnages principaux du Bourgeois gentilhomme et des Femmes savantes, mais bien leurs dupes M. Jourdain et Philaminte. Or, cet Orgon dont on rit et qui expose sa famille à verser longtemps des larmes, cet Orgon qui n'est qu'un jouet aux mains de Tartuffe et qui tyrannise tous les siens, cet Orgon qui embrasse son impudent directeur comme une maîtresse et qui pour tous les autres est d'une si rebutante insensibilité:

Et je verrois mourir mère, enfants, frère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela 1,

cet Orgon était-il par nature un imbécile et un méchant ? Non pas; c'est la religion, personnifiée pour lui dans Tartuffe, qui l'a gâté :

Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et, pour servir son prince, il montra du courage;
Mais il est devenu comme un homme hébété,

Depuis que de Tartuffe on le voit entêté 2.

Ainsi, à fréquenter la religion, on risque de devenir grotesque et odieux; et voilà quelle leçon nous donnent surtout Orgon et la comédie où il figure.

Cette analyse serait exacte, en effet, si Tartuffe, dans la pièce, avait qualité pour représenter la religion, et si Orgon était un esprit et un cœur parfaitement sains, que

1. Acte I, scène v, v. 278-2792 Acte 1, scène 1, 181-184.

la religion sente aurait dévoyés. Mais que Textuale repre-
sente la religion, c'est ce que Molière, Cléante, Dorine et
toute la pièce nient avec force; et quant à Orgon, il était
déja religieux, alors que, ses défauts ne s'
s'étant
pas encore
trop accusés, il était regardé comme un « homme sage » ;
il hantait les églises (puisque c'est là qu'il a trouvé Tar-
tuffe), quand il était respecté des siens et qu'il les aimait.
C'est Tartuffe qui a fait de lui un « homme hébété »,
c'est Tartuffe qui a endurci son cœur:

Il m'enseigne à n'avoir d'affection pour rien ;
De tout attachement il détache mon âme !.

et

Cest à Tartuffe qu'il doit sa dégradation, et non pas à la religion même.

Mais pourquoi est-il devenu la dupe de Tartuffe? Pour des raisons analogues à celles qui ont perdu les autres dapes du théâtre de Molière. Sans être inintelligent, Orgon était un esprit faible, et le masque de l'imposteur devait le tromper; sans être une façon de matamore domestique, Orgon était de ces hommes, si nombreux. qui éprouvent à la fois le besoin de commander et d'obéir, et. pour devenir de plus en plus le tyran de sa famille, il avait besoin d'être subjugué par un étranger; enfin, sans être un monstre d'égoisme, Orgon appartenait à cette catégorie d'âmes mesquinement religieuses, qui tremblent toujours pour leur salut et qui ne veulent s'occuper que de leur salut; et un saint homme comme Tartufle, sur qui l'enfer ne pouvait avoir de prise et qui était du dernier bien avec Dieu, devait lui paraitre une sorte de défense contre l'enfer et de caution vis-à-vis du ciel. On. peut donc soutenir qu'en Orgon, comme en tant d'autres de ses personnages, c'est la crédulité naïve, c'est un mélange de dureté et de faiblesse dans le caractère, c'est l'é

1. Acte 1, scène v, v. 276-277

goïsme que
Molière raille et combat ; et ces défauts, qui.
ont fait d'Orgon le jouet d'un faux dévot, peuvent faire.
de lui demain le jouet d'un libertin, d'un « anticlérical »
farouche:

C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien;
J'en aurai désormais une horreur cffroyable,

Et m'en vais devenir, pour eux, pire qu'un diable 1.

Molière, en le peignant, nous avertit qu'il faut éviter certains excès et se méfier de certaines grimaces. II nous dit: <«< Vous pouvez aimer la religion, comme l'honnêteté, comme la science; mais gardez de vous laissez duper par ceux qui trafiquent de ces beaux mots ; gardez de vous laisser tromper par vos défauts mêmes, qu'à la faveur de ces beaux mots vous prendrez pour des qualités. L'abus partout est dangereux; mais l'abus de la religion est plus dangereux encore que tous les autres. »

Est-ce à dire qu'il nous faut accepter une explication du Tartuffe absolument opposée à celle que Brunetière nous proposait, regarder Molière comme un défenseur, tout au plus imprudent, de la foi, et faire de Tartuffe un pür hypocrite que les âmes religieuses elles-mêmes devraient ètre heureuses de voir démasqué? Avec nombre de critiques, comme M. Doumic, un prêtre, M. l'abbé Hurel, va jusque-là, et je dirais, si je l'osais, qu'il me parait sui ce point quelque peu naïf. Il est vrai que Molière déclare attaquer « les grimaces étudiées des gens de bien à outrance », « les friponneries couvertes des faux-monnayeurs en dévotion » ; il a pris, dit-il, « toutes les circonspections que pouvoit demander la délicatesse de la matière..., pour conserver l'estime et le respect qu'on doit aux vrais devots ». Mais ces passages, décisifs tout à l'heure quand il s'agissait de montrer que Molière en voulait aux fanx dévots de son temps, ne le sont plus autant ici, et il

1. Acte V, scène 1, v. 1604-1606.

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en

si

s en feut bien. Car qu'est-ce que ces faux dévots, gens de bien à outrance » et ces « faux monna eurs dévotion? » Sont-ce des incroyants et des athées Mchère le pensait, il est dommage qu'il ne l'ait pas It or, nulle part, ni dans ses placets, ni dans sa préfac., Molière n'a prononcé ce mot, qui couperait court an déLat. que Tartuffe est un allée.

une

De plus, cette estime et ce respect que Molière affiche pour les vrais dévots, sont-ce des sentiments chaud et agissants? Les déclarations de Molière sont ici commentées par les tiades de Cléante, et ces tirades sont fort belles. Mais il faut bien faire deux remarques: l'une, que ces firades ont été, dit-on, ajoutées après coup, comme précaution utile, et sur le conseil de qui? d'un libertin, du prince de Condé; -- Tautre, que le respect de Cléante pour la religion ressemble fort à celui de ces gens qui vont sans cesse répétant : « Je respecte beaucoup la religion. mais... » ; et quelle énumération après ce mais ! quelles rail leries! quelle volonté arrêtée surtout de n'user pas pour soi-même de cette religion tant respectée! Peut-être Cleante n'en est-il pas tout-à-fait là: les mœurs ne se prêtaien! quère alors à une aussi complète indépendance. Mais je suis de l'avis de Sainte-Beuve : « Ce Cléante fait-il encore ses Pâques ? je le crois. Certainement, cinquante ans plus tard, il ne les fera plus. » Qui, d'ailleurs, autour de Cléante, est plus religieux? Mme Pernelle ? oui, mais elle est grotesque. Orgon? oui, mais il s'est sottement laissé séduire par Tartuffe et reste comme « hébété » par sa dévotion. Quelle honnête femme, en revanche, a jamais eu Fair plus « laique » qu'Elmire? Quelle place tient la religion dans la vie de Damis, de Mariane, de Valère ou de Dorine? Puisque Molière était si bien intentionné, pourquoi ne donnait-il pas de vrais dévots intelligents comme antithèse au faux dévot qu'il voulait flétrir? sens, Molière n'a certes pas voulu servir la religion; il n'a

A mon

pas non plus voulu l'attaquer; il ne s'est préoccupé que de faire son office de poète comique; mais il l'a fait avec beaucoup d'indépendance d'esprit, et ses discours sentent le libertinage, comme dirait Orgon.

Mais enfin, Tartuffe lui-même, en quoi est-il un faux dévot? en ce qu'il n'a pas la foi qu'il étale? L'exempt semble le dire au cinquième acte, et le titre: Imposteur dès le début. Mais les vers de l'exempt, dont nous ne savons pas la date, ne sont qu'une précaution prise par Molière. De même le titre, qui date de 1667 et qui est d'ailleurs insuffisamment net, car, après tout, Tartuffe serait encore un imposteur, s'il avait la foi et en abusait. Rien dans la pièce ne prouve péremptoirement que ce scélérat n'est pas un croyant. Pour moi, qui n'accepte ni l'explication de Brunetière, ni celle de M. Doumic, Tartuffe n'est un faux dévot qu'en ce qu'il ne dirige pas są vie d'après ses croyances, en ce qu'il se débarrasse lui-même de la morale qu'il impose très sévèrement aux autres. Les zélés dont nous parlaient tout à l'heure Gui Patin et le curé Joly étaient haineux et intrigants, tout en étant des croyants sincères; Tartuffe va plus loin qu'eux, jusqu'à le cupidité, jusqu'à la débauche; mais il est libertin au sens moral du mot, sans être libertin au sens religieux. Est-ce inadmissible?

«La pratique assidue de la religion », disait un prêtre au converti Durtal, « produit généralement sur les âmes des résultats intenses. Seulement, ils sont de deux sortes. Ou elle accélère leur pestilence et développe en elles les derniers ferments qui achèvent de les putréfier, ou elle les épure et les rend fraiches et limpides, exquises! Elle façonne des hypocrites ou de franches et saintes gens; il n'y a guère de milieu, en somme 1. » L'abbé Plomb exa-gérait-il? Je le crois; mais il y a pour nous dans ses pa

1. Huysmans, La Cathédrale, Stock, in-12, 1898, p. 115.

1. I. - 16

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