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public au premier acte: pourquoi est-ce là qu'Elvire vient le trouver et s'expliquer avec lui? Pourquoi le tombeau du Commandeur est-il dans un bois ou à l'orée d'un bois ? Pourquoi Don Juan, décidé à feindre la dévotion et à tromper ainsi son père, ne va-t-il pas le trouver et lui faitil part de sa conversion en pleine campagne? Pourquoi la statue, que Don Juan doit aller trouver, devance-t-elle l'heure du rendez-vous pour aller dans cette campagne chercher celui qu'elle doit punir? Est-ce aussi pour ne pas trop déplacer l'action, est-ce plutôt pour produire un effet plus grand que Molière représente Don Juan entre Charlotte et Mathurine, cajolant l'une, cajolant l'autre, trompant chacune devant sa rivale? Toujours est-il que, dans la réalité, la scène serait impossible.

Ces invraisemblances ne sont pas toutes utilisées pour la peinture des caractères, et on ne peut même pas dire que toutes soient palliées, excusées par elle. Ainsi, dans la partie de son rôle où Don Juan fait l'hypocrite, il y a une tirade enflammée - nous l'avons citée dans le chapitre précédent où l'on sent trop l'auteur du Tartuffe persécuté. Mais, en général, avec quel art Molière tire parti de ses défauts mêmes! comme il sait concilier les invraisemblances avec la vérité de ses caractères! Parcourons rapidement ces caractères pour nous en convaincre.

Don Juan devait être sicilien pour que son nom fût justifié et pour que le dénouement fût possible. Il était bon aussi qu'il le fût pour n'être pas gêné dans sa conduite, comme il aurait risqué de l'être sous le gouvernement de Louis XIV. Mais, au fond, Don Juan est un de ces seigneurs, comme Cosnac, Vendôme et d'autres, que Bossuet a interpellés dans son oraison funèbre d'Anne de Gonzague, parce qu'ils avaient aidé Anne dans ses désordres et dans son libertinage; dont Fénelon devait déplorer la multiplication dans son Sermon pour la fête de l'Epiphanie: « prodige réservé à nos jours; les lumières

in monteat et la for diminue » ; – qui le vaient occuper la scene, non pas du th'atre, mais du gouvernement, sous la rence, - et dont Perrens a, sans une suffisiare

critique d'ailleurs, raconté l'histoire dans ses Uber'ins.

On se laisse encore souvent tromper par is apparences. quand on parle de ce xv° siècle, remarquable par sa for et sa dignité, scit, mais où bouillonnaient cependan« (jo dis: en haut heu) bien des vices et bien des révoltes. Nous lisons de fort beaux sermons de ce temps sur la passion et sur la résurrection de Jésus-Christ; mais Charles de Séviqué et toute la belle jeunesse qui fréquentait chez Niuon de I enclos choisissait la semaine sainte, non pas seulement pour faire des banquets gras, mais pour se livrer à une debauche eifrénée. Nous admirons les beaux accents de Bossuet vantant la piété tardive de la princesse palatine et du grand Conde; mais Condé et la Palatine, uns au médecin Bourdelot, avaient fait de longs efforts pour comincttre un énorme sacrilège et brûler un morceau considérable de la vraie Croix. Nous sommes frappés par les belles cérémonies où l'on honorait les morts illustres; mais, au siège de Lérida, en 1647, quelques entilshommes, dinant dans une vicille église, avaient en l'idée, pendant qu'on chantait gaiement, de lever la pierre d'une tombe, de prendre un mort encore entier et de le faire danser avec eux. Bussy-Rabutin était là, et tout ce qu'il a pensé de ce spectacle, c'est qu'il était peu ragoutant et qu'il lui avait coupé l'appétit. Comprenez-vous maintenant comment Don Juan peut lever les épaules au nom de Dieu et gouailler sa victime le Commandeur? Don Juan, c'est le grand seigneur débauché et incroyant, quia gardé de ses ancêtres la bravoure, un sentiment de l'honneur étroit mais très vivace, le mépris de qui est simplement un homme au lieu d'être un noble et un grand, et qui à ces traits a joint un complet scepticisme, une parfaite immoralité, une sorte de curiosité persévérante du mal qui le pousse à vouloir tout avilir autour de

Jui. Sa « qualité », dont le naïf valet d'Elvire voudrait lai faire un obstacle, n'est qu'une arme au service de sa corruption; et Don Louis, son père, a raison de dire qu'il est un monstre dans la nature, car, pouvant beaucoup, il est un terrible fléau.

En outre, Don Juan a ce que n'ont pas beaucoup de ces grands seigneurs méchants hommes: l'esprit, la grâce, le charme séduisant. Et, dès lors, si Don Juan n'est pas sicilien, mais français, si tout autour de lui est français ou même parisien, comme cette invraisemblance est heureuse pour la vérité, pour la profondeur, pour la portée de cette peinture! Quand ce seigneur séduit de simples paysannes, il cède à son goût pour tout ce qui est beau, et aussi au secret désir d'étendre les ravages de sa corruption. Quand il berne M. Dimanche, il donne raison à cette autre plainte de Fénelon: « Les prédicateurs n'osent plus parler pour les pauvres, à la vue d'une foule de créanciers dont les clameurs montent jusqu'au ciel. Ainsi la justice fait taire la charité, mais la justice elle-même n'est plus écoutée. Plutôt que de modérer les dépenses superflues, on refuse cruellement le nécessaire à ses créanciers. » —- Quand il rit de la médecine, il est dans son rôle de sceptique, qui repousse les réalités supérieures, et aussi le charlatanisme.

Est-il également dans son rôle quand il devient hypocrite? On l'a contesté; mais on peut dire aussi que les exemples ne manquaient pas de diables du grand monde se faisant en toute mauvaise foi ermites; que la dissimulation en amour a préparé Don Juan à la dissimulation en tout; que l'homme qui se mariait avec toutes les femmes pour avoir le double plaisir et de les posséder et de faire un sacrilège, peut très bien vouloir se moquer définitivement de Dieu et de ses dévots, tout en assurant l'impunité à ses débauches. Ainsi l'entend Sganarelle, qui lui dit : « Il ne vous manquait plus que d'être hypocrite pour vous achever de tout point. » Et Sganarelle ici ne se montre

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même pas assez clairvoyant : le Don Juan du dernier oct n'était-il pas annoncé par le Don Juan du premier? Lsedacteur de Done Elvire avait invoqué le Ciel pour justifor sa trahison : « Il m'est venu des scrupules ›, disait-il. Et, sans doute, l'ironic perce dans ce passage, et elle éclate dans les lignes qui suivent. Mais que Don Juan garde pour lui cette ironie, ou plutet qu'il ne l'exprime qu'à họn escient, et il pourra, au cinquième acte, faire une niche suprême à Dieu, si par hasard il existe, ou du moins à ceux qui le prient. Don Juan n'est pas hypocrite comme pied plat de Tartufle; il se battra avec Don Carlos, en usant d'un expédient de casuistique qu'il affiche insolemment et après avoir parlé du Ciel avec une insistance iriitante. Il ne consentira à etre hypocrite aux yeux de tous qu'après avoir étalé ses intentions criminelles aux yeux de quelques-uns, et surtout de Sganarelle.

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Mais ce Sganarelle, à qui il révèle ses plus secrètes pensées, sa présence même n'est-elle pas une invraisemblance, ainsi que nous l'avons dit? Oui, mais singulièrement heureuse. Le contraste avec Sganarelle fait ressortir le caractère de Don Juan. A l'humilité de l'un s'oppose l'orgueil de l'autre, à la poltronnerie le courage, à l'honnêteté foncière la perversité, à la crédulité l'athéisme, à la gaucherie l'esprit et la raillerie: que de dialogues caractéristiques on pourrait citer! Par exemple, à l'acte I, Sganarelle essaie , de reprocher à son maitre ses mariages multipliés; mais la peur le fait vite changer de ton:

sacré, et...

SGANARLI LE. Mais, Monsieur, se jouer ainsi d'un mystère Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t'en mettes en peine.

DON JUAN.

SGANARELLE. Ma foi! Monsieur, j'ai toujours ouï dire que c'est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

DON JUAN. Hola! maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n'aime pas les faiseurs de remontrances.

SGANARELLE. Je ne parle pas aussi de vous, Dieu m'en garde. Vous savez ce que vous faites, yous; et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi...

A l'acte III, Sganarelle essaie de discuter contre son maitre, mais il se heurte à la froide raillerie du libertin:

SCANARELLE. Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyicz point du tout au Ciel?

DON JUAN.
SGANARELLE.

DON JUAN.
SGANARELLE.

DON JUAN.
SGANARELLE.

DON JUAN.

SGANARELLE.

Laissons cela.

C'est-à-dire que non. Et à l'Enfer ?

Eh!

Tout de même. Et au diable, s'il vous plaît ? Oui, oui.

Aussi peu. Ne croyez-vous point l'autre vie? Ah ah ah !

Voilà un homme que j'aurai bien de la peine

à convertir. Et dites-moi un peu (encore faut-il croire quelque chose): qu'est-ce que vous croyez ?

DON JUAN. Ce que je crois ?

SGANARELLE.

Oui.

DON JUAN. Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit 2.

Du merveilleux Molière, livré à lui-même, se serait passé bien volontiers; mais il en a tiré un excellent parti pour la peinture de Don Juan. Esprit fort déterminé, Don Juan cherche toujours au merveilleux une explication rationnelle. S'il a cru voir remuer la tête de la statue, ce doit être par l'effet de quelque vapeur qui lui a troublé la vue; si un spectre lui apparait sous la forme d'une femme voilée, il croit aussitôt à une supercherie et remarque que la voix Idu spectre lui est connue. Le surnaturel devient-il indiscutable, Don Juan se raidit : « Montrons que rien ne me saurait ébranler. » Jusqu'au dernier moment, l'orgueil l'empêche de faiblir : «Non, non, il ne sera pas dit, quoi

1. Acte I, scène 11. 2. Acte III, sc. 1.

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