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plines dans le Mariage... Dans les deux farces, il y a des traits vraiment comiques et bien écrits; il y a aussi bien des choses lâchées ou grossières, et des incorrections. Ma conclusion serait, ou que le texte est de Molière, mais qu'il l'a écrit en sachant bien qu'il ne serait pas respecté par les acteurs et, par conséquent, avec beaucoup de négligence; ou que la rédaction est l'oeuvre d'un comédien peu instruit, mais qui en maints endroits s'est souvenu de traits habituels à Molière lui-même et à sa troupe.

Ce qu'une farce comme le Médecin volant a été pour Molière, il semble qu'on puisse l'indiquer d'un mot emprunté au vocabulaire de la gymnastique: c'a été un exercice d'assouplissement, à la fois pour son agilité de comédien et pour son comique d'auteur.

Gorgibus veut marier sa fille Lucile à Villebrequin ; mais Lucile, qui aime Valère, contrefait la malade. Il s'agit de trouver un médecin qui trompe Gorgibus et serve les desseins des amoureux : Valère n'a pour cela sous la main que son valet Sganarelle. Sganarelle pénètre douc dans la maison en habit de médecin, aveugle Gorgibus par des âneries débitées d'un ton doctoral, et fait expédier Lucile dans un pavillon où Valère la pourra voir. Mais, sa belle mission accomplie, et comme il parle avec son maître, vêtu cette fois en simple valet, Gorgibus suivient et le reconnaît. Que faire ? « Monsieur, je suis le frère de votre médecin, et nous nous ressemblons comme deux gouttes d'eau. Mais nous sommes brouillés. --- Je veux vous réconcilier. Entrez chez moi, je vais chercher votre frère. » Il entre par la porte en valet, saute par la fenêtre en médecin; il entre en médecin par la porte et saute en valet par la fenêtre; il se dispute avec son frère, c'est-à-dire avec lui-même; il embrasse son frère, c'est-àdire son chapeau et sa fraise; il va, vient, fait les sauts les plus rapides: c'est le médecin volant.

Nous pourrions montrer comment tout ceci a été corsé,

enrichi, transformé, pour devenir l'Amour médecin ou le Médecin malgré lui. Mais, à cet égard, la Jalousie du Barbouillé est plus instructive. Le Barbouillé, c'est-à-dire l'enfariné l'acteur donne le nom au rôle - est, croit-il, trompé par sa femme Angélique. Il consulte un docteur, qui l'assomme de dissertations, tout en vantant la concision et en maudissant le bavardage. I en appelle à son beau père Villebrequin, qui ne sait rien dire. Cependant, Angélique est allée au bal et trouve, en rentrant, L. porte fermée. Elle appelle sa servante: c'est le Barbouillé qui paraît et l'injurie:

ANGÉLIQUE.

Sais-tu bien que, si tu me pousses à bout, et que tu me mettes en colère, je ferai quelque chose dont tu te repentiras ?

LE BARBOUILLÉ.

Et que feras-tu. bonne chienne ? ANGELIQUE. Tiens, si tu ne m'ouvres, je m'en vais me ther devant la porte; mes parents, qui sans doute viendront ici auparavant de se coucher, pour savoir si nous sommes bien ensemble, me trouveront morte, et tu seras pendu.

Lr BARBOUILLÉ. Ah, ah, ah, ah, la bonne bête ! et qui y perdra le plus de nous deux ? Va, va, tu n'es pas si sotte de faire ce coup-là.

ANGÉLIQUE.

Tu ne le crois donc pas ? Tiens, tiens, voilà mon couteau tout prêt: si tu ne m'ouvres, je m'en vais tout a cette heure m'en donner dans le cœur.

LE BARBOUILLÉ.

ANGÉLIQUE.

Prends garde, voilà qui est bien pointu. Tu ne veux done pas m'ouvrir ?

LE BARBOUILLÉ. Je t'ai déjà dit vingt fois que je n'ouvrirai point; tue-toi, crève, va-t-en au diable, je ne m'en soucie

pas.

ANGÉLIQUE, faisant semblant de se frapper.

je suis morte.

LE BARBOUILLÉ.

Adieu donc !... Av!

Sercit-elle bien assez sotte pour avoir fait

ce coup-là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.

ANGÉLIQUE. — Il faut que je t'attrappe. Si je poux entrer dans la maison subtilenient, cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour1.

1. Scène XI.

Angélique entre. C'est le mari qui est à la porte, et qui reçoit les reproches de Villebrequin.

Cette farce, inspirée par Boccace, est amusante, et certains jeux de scène devaient fort égayer un public peu raffiné. Mais songez au docteur du Mariage forcé; songez surtout à George Dandin. La vulgaire coquine qui est la femme du Barbouillé devient un type de coquette perverse et fourbe; l'insignifiant Villebrequin devient l'admirable M. de Sotenville, accompagné de l'ineffable Mme de Sotenville née de la Prudoterie; si George Dandin souffre, c'est d'avoir voulu s'allier à des nobles: « Tu l'as voulu, George Dandin!» Et l'oeuvre, plus étoffée, se remplit ainsi d'un comique à la fois plus ample, plus vrai et plus douloureux.

Ne dédaignons donc pas trop ces premiers essais de Molière, puisqu'ils devaient être ainsi transformés, et ne méconnaissons pas leur importance comme chainons dans l'histoire de notre théâtre, du théâtre européen, peut-on dire. C'est par eux que les chefs-d'œuvre de notre théàtre comique se rattachent aux plus humbles amusements de nos pères et couronnent en même temps les efforts du théâtre italien, autrefois si glorieux. N'en croyons pas làdessus des Français, mais le plus illustre peut-être des professeurs italiens, M. Alessandro d'Ancona. Après avoir montré la décadence du théâtre national, il ajoute : « Restait la commedia dell'arte, qui fit étinceler, non seulement en Italie, mais au dehors, son feu d'artifice de réparties et de lazzi: Arlequin, Pantalon, Colombine, Brighella régnèrent longtemps sur toutes les scènes. Mais c'est un étranger, Molière, qui sut faire son profit de cette forme vive, agile, instantanée, et qui, en y ajoutant l'étude de la nature et des passions et celle des anciens, en tira une forme parfaite. Tant de matière accumulée resta inutile chez nous : inutile la forme libre du théâtre sacré, inutile l'ingénieuse imitation des modèles classiques, inutile l'inspiration im

provisée des comédiens; et le plus grand titre de gloire pour l'Italie, dans les anuales du nouveau théâtre, sera peut-être, outre le culte réveillé de l'antiquité, d'avoir contribué à former le plus grand comique de la France et même du monde moderne 1. »

1. Cité par Sepet, Origines catholiques du drame moderne, Lthielleux, in-8, p. 370.

CHAPITRE II

L'ÉTOURDI

Les farces roulaient sur un incident burlesque très simple, fréquemment emprunté à la vie commune, comme les démêlés d'un mari et de sa femme; elles avaient des personnages traditionnels dont le caractère était révélé par leur nom même, par leur costume, par le masque qui 1ecouvrait leur figure on la farine qui la barbouillait; le texte n'en était pas arrêté d'une façon définitive, et les neteurs y introduisaient des scènes, des bouts de dialogue ou de discours, des plaisanteries à volonté; elles ne dédaiguaient aucun moyen de faire rire, pas même les plaisanteries grossières, pas même ce que nous appellerions aujourd'hui des acrobaties de clowns; enfin elles étaient courtes, quelquefois en trois actes, presque toujours en un. Les Italiens y excellaient, et c'est d'après la commedia dell' arte que Molière avait composé la Jalousie du Barbouillé, le Médecin volant et les autres petites pièces dont nous avons dit un mot.

La comédie littéraire ne se distinguait pas toujours par Tous les points de la farce; souvent elle en dérivait ou lui donnait naissance; le ton n'en était pas toujours très délicat, et les personnages traditionnels s'y faisaient place, comme dans l'Inavvertito, où ils s'appelaient Pantalon, Beltrame, Mezzetin, Scapin, Bellérophon. Cependant les différences étaient sensibles: la comédie littéraire était

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