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moins rapprochée de la vie; ses personnages changeaient le plus souvent d'une pièce à l'autre, au moins de nom et de costume; le texte en était arrêté une fois pour toutes; comique et style étaient d'un ordre plus relevé. Surtout, l'étendue en était tout autre (les pièces avaient cinq actes) et l'intrigue avait une importance toute particulière. De cette comédie littéraire les Espagnols avaient fourni aux Français bien des modèles; mais c'étaient les Italiens, ici encore, qui étaient les plus imités. Ils excellaient à multiplier dans leurs pièces les méprises, les fourberies, dont le public ne se lassait pas. L'une d'elles s'appelle Gli Inganni, les Tromperies; elles pourraient à peu près toutes porter ce titre, et c'était là la caractéristique du genre, comme la réunion fortuite dans une même chambre de cinq ou six personnes qui ont intérêt à se fuir est la caractéristique du vaudeville contemporain.

C'est à cette comédie littéraire italienne que Molière а emprunté l'Étourdi.

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En 1629, un acteur de la troupe des Gelosi, Nicolo Barbieri, à qui ses succès dans certain rôle de vieillard avaient fait donner le surnom de Beltrame, publiait à Turin une comédie qui portait pour titre : l'Inavvertito overo Scappino disturbato e Mezzelino travagliato, le Malavisé ou Scapin dérangé et Mezzelin tourmenté. « Parmi les sujets sortis de mon débile cerveau, disait-il, c'est celui qui a été le plus généralement accepté par les comédiens, le plus applaudi du roi de France, des princes de Savoie et d'Italie et de tout le monde. » Molière avait-il vu jouer cette œuvre ? C'est possible; en tout cas, il l'avait lue et l'avait trouvée plaisante. Aussi en 1653, d'après les uns, en 1655 d'après les autres (et cette dernière date paraît beaucoup

plus probable), faisait-il jouer à Lyon pour la premiere fois une comédie imitée de l'Inarvertito : l'Étourdi ou les contre-temps. D'ailleurs, il ne s'était pas astreint à suivre en tons points son modèle. Il avait emprunté aussi à deux autres pièces italiennes : l'Emilia de Luigi Groto et l'Angelica de Fornaris. Il s'était souvenu des Contes et discours d'Eutrapel d'un de nos vieux conteurs du xvI° siècle, Noel du Fail, et d'une nouvelle célèbre de Cervantes : la Belle Egyptienne, maintes fois traduite ei deux fois mise au théâtre. Il s'était même inspiré d'une comédie toute récente de Tristan L'Hermite, imprimée seulement en 1654, le Parasite 1. Il avait modifié, arrangé tout cela à sa guise.

La pièce réussit-elle en province ? Je n'en doute point, mais aucun document ne nous l'a appris. A Paris, au contraire, nous savons que l'Étourdi, repris en novembre 1658, eut un succès énorme et contribua à sauver la troupe. Jusqu'alors elle avait souvent joué la tragédie et, semble-t-il, avait été sillée. Tout à coup Molière paraît sous les traits de Mascarille, s'agite, se démène, combine ses plans, tend ses pièges, se déguise en masque, se déguise en suisse; et... voici ce que lui fait dire un de ses ennemis:

Je jouai l'Étourdi, qui fut une merveille;

Car à peine on m'eut vu la hallebarde au poing,
A peine on eut ouï mon plaisant baragouin,
Vu mon habit, ma toque, et ma barbe, et ma fraise,
Que tous les spectateurs furent transportés d'aise,
Et qu'on vit sur leurs fronts s'effacer ces froideurs
Qui nous avaient causé tant et tant de malheurs.
Du parterre au théâtre et du théâtre aux loges,
La voix de cent échos fait cent fois mes éloges;
Et cette même voix demande incessamment
Pendant trois mois entiers ce divertissement.

1. Voir mon article de la Revue Universitaire, 15 février 1903 : L'Étourdi de Molière et le Parasite de Tristan L'Hermile.

Nous le donnons autant, et sans qu'on s'en rebute,
Et sans que cette pièce approche de sa chute1.

La pièce qui est ainsi allée aux nues en novembre 1658 est celle qui a fait courir tout Paris en octobre 1871, quand M. Coquelin jouait avec une verve étourdissante Mascarille et que M. Delaunay prêtait toute sa science et sa grâce au rôle de Lélie. Est-ce exactement la même qui avait été représentée à Lyon en 1655? La chose est probable, et les changements, s'il y en a eu, n'ont dû avoir qu'une mince importance. Qu'était-ce donc que cette comédie de l'Étourdi?

non

Le titre ferait songer à une comédie de caractère ; Étourdi, ce mot sonne comme le Misanthrope, l'Avare. le Méchant, le Glorieux. Mais l'étourderie constitue-t-elle un caractère ? Y a-t-il des gens qui soient constamment et foncièrement des étourdis pas plus sans doute qu'il n'y a des gens qui soient constamment et foncièrement des menteurs. Le Menteur de Corneille, en dépit de son titre, n'était pas une comédie de caractère; il est probable à priori que l'Étourdi de Molière n'en est pas une plus. En fait, Lélie n'est pas essentiellement un homme qui fait des sottises par excès de vivacité et d'inattention, ce qui en ferait le type de l'étourdi. Si parfois il commet des étourderies, souvent aussi il n'est qu'un sot, dont la sottise se couvre d'un vernis de jeunesse et d'élégance; plus souvent encore il est victime de la malechance, du guignon. Le titre de Beltrame : le Malavisé valait mieux que le titre de Molière; ici même le sous-titre les contre

Élomire hypocondre, acte IV, sc. 1 (Molière, 2o éd. Moland, t. X. p. 492).

1.

temps nous avertit que notre poète ne veut pas qu'on prenne le mot l'Étourdi trop à la lettre.

Lélie est amoureux d'une jeune fille, Célie, qui a été vendue par des Bohémiens à Trufaldin et qui est donc l'esclave de ce vieillard. Si Lélie avait de l'argent, il achèterait l'esclave, qui répond de bonne grâce à ses œillades ; mais Pandolfe, son père, est un ladre, comme tout bon vieillard de l'ancienne comédie, et laisse son fils manquer de ducats. De plus, Lélie a un rival, Léandre, qui, comme lui, repousse l'hymen de la belle Hippolyte pour rechercher l'esclave. Trouver sans argent un moyen d'acheter ou d'enlever Célie, contre-miner les démarches de Léandre, telle est la double difficulté avec laquelle Lélie est donc aux prises dès le début. Une autre, se présente dans la suite, lorsqu'un jeune homme, qui a aimé Célie jusqu'à se faire bohémien pour la suivre, vient faire appel à l'amour ou à la reconnaissance de la jeune fille. Pour résoudre de tels problèmes Lélie ne se sent pas de force et fait appel à l'esprit fertile en ressources, au génie essentiellement inventif et sans scrupules de son valet Masca'rille, le Scapin de la comédie italienne. Dix fois Mascarille invente des ruses mirifiques, et dix fois Lélie fait tout avorter, jusqu'à ce qu'enfin le hasard s'en mêle, que Léandre épouse Hippolyte, que le bohémien par amour se trouve être le frère de Célie, que Trufaldin soit le père de son esclave, que tout le monde consente à l'hymen de Célie et de Lélie, et qu'ainsi il ne soit plus possible à ce dernier d'empêcher lui-même son bonheur.

Mais jusqu'alors, comment s'y prenait-il pour rendre vaines les plus belles inventions de Mascarille? Au premier acte, Mascarille a réussi à engager une conversation avec Célie sous les yeux et à la barbe du farouche Trufaldin. Sous prétexte de faire appel à quelques connaissances en divination que Célie aurait acquises dans la troupe des Bohémiens, il lui raconte l'amour de son maître et lui

demande des conseils. Célie va les donner, quand Lélie, qu'il avait fait cacher, ne peut plus se contenir, parait fort inopportunément, dément en tout Mascarille, éveille les soupçons de Trufaldin. Ici il pèche par inattention et pétulance. C'est, si l'on veut, un étourdi. De même au

troisième acte, quand on lui a appris que Léandre a fait partie de se masquer avec quelques amis, de pénétrer chez Trufaldin à la faveur des privilèges qu'en carnaval on accordait alors aux gens masqués, et d'enlever ainsi sa belle. On a ajouté que Mascarille s'occupe à déjouer ce plan, et il n'aurait qu'à laisser faire son valet; mais il veut être aussi pour quelque chose dans le succès; il prévient Trufaldin que des masques doivent enlever Célie, et, quand Mascarille arrive avec une troupe de masques, devançant Léandre, la porte lui est fermée au nez par Trufaldin. Enfin, au cinquième acte, un jeune étranger, à qui Lélie a rendu service, vient de louer une maison et le lui apprend. Cette maison appartient au père de Lélic, elle est confiée à la garde de Mascarille, elle n'est nullement à louer, et, si un écriteau se balance sur sa façade, ce ne peut être là qu'un stratagème de Mascarille lui-même. Lélie rit d'avance du bon tour que Mascarille va jouer, il ne sait à qui; et, comme il s'est pris d'amitié pour le nouveau venu, il s'empresse de lui tout raconter. Or, le nouveau venu c'est Andrès, l'ex-bohémien; Mascarille lui a loué la maison pour qu'il y installe Célie; et Andrès, prévenu, s'empresse d'emmener Célie en tirant sa révérence à son rival.

Si, dans ces trois cas, Lélie n'est peut-être qu'un étourdi, il va certainement ailleurs jusqu'à la sottise. Mascarille, qui a des tours de tout genre dans son bissac, a imaginé un stratagème macabre. On a dit au père de Lélic, Pandolfe, qu'un trésor venait d'être découvert dans sa maison de campagne; il est parti avec tout son monde et, vite, Mascarille, après avoir proprement couvert un mannequin

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