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d'un linceal, fait courir le bruit que Pandolfe est mort subitement. Lélie, diment stylé, feint de pleurer toutes les larmes de son corps, et le vieil Anselme, débiteur de Pandolfe et par suite de son héritier, consent à avancer une somme assez ronde pour les obsèques: bien entendu, l'argent doit servir à racheter l'esclave aimée. Là-dessus Pandolfe revient à l'improviste; Anselme comprend quel piège on lui a tendu et se demande comment il pourra ravoir son argent. Dès que Lélie se dirige vers la maison de Trufaldin pour traiter du rachat: « il y avait des pièces fausses, lui dit Anselme, dans la bourse que je vous ai donnée. J'apporte de quoi les remplacer; rendez-moi la bourse. » Et il la rend, comme si la délicatesse du vieil avare était vraisemblable! comme si de l'or qui lui avait paru excellent était brusquement devenu mauvais ! comme s'il ne fallait pas garder avec soin ce qu'on avait eu tant de peine à conquérir ! --- Plus loin, Lélie s'aperçoit qu'on a calomnié Célie auprès de Léandre et que celui-ci ne croit plus à la vertu de la jeune fille: Lélie proteste avec indignation. Mascarille a beau lui faire signe que l'auteur de la calomnie c'est lui, et qu'il a voulu ainsi écarter Léandre, Findignation de Lélie n'en devient que plus bruyante. Pourtant, veut-il ou ne veut-il pas se débarrasser de son rival? - Enfin, Mascarille a imaginé un moyen admirable de mettre Célie et son amant en présence. Il a fait semblant d'entrer au service de Trufaldin, il a appris l'histoire de ce dernier, il sait que Trufaldin s'appelait autrefois Zanobio Ruberti, qu'il a perdu sa femme et un fils dans un naufrage, qu'il rêve du retour de ce fils, et il a imaginé de présenter Lélie comme un marchand Arménien qui a vu en Turquie le fils de Zanobio Ruberti vivant. Il fait la leçon au jeune homme celui-ci, qui se croit déjà trop informé, n'écoute rien et ne sait ensuite rien dire de ce qu'il faudrait. Entré, malgré tout, dans la maison, il n'a d'yeux que pour Célie, ne s occupe que de Célie, commet mille

imprudences en affichant son amour pour Célie. Ce n'était pas assez encore: il dit à Célie, de façon à être entendu, qu'il est venu pour elle seule et que tout le reste est une comédie. Comme il fallait s'y attendre, tout finit par des coups de bâton, et Mascarille furieux aide Trufaldin à rosser le sot qui s'obstine à détruire tout ce que le fourbe a eu peine à édifier.

Voici maintenant où il n'y a plus, à proprement parler, de l'étourderie ni de la sottise, mais des contretemps, comme dit Molière. Lélie entre en scène au moment où Mascarille cause avec Anselme; une bourse est à terre, qu'Anseline a évidemment laissée tomber. Lélie la ramasse et, triomphant: «A qui la bourse ?» s'écrie-t-il. Est-il besoin d'ajouter que Mascarille venait de suer sang et eau pour faire tomber cette bourse et quelle était destinée à l'achat de Célie ? Plus loin, c'est Anseline, c'est Léandre lui-même qui vont acheter Célie. Lélie, affolé, intervient; il invente même la seconde fois une lettre assez bien conçue d'un soi-disant père de l'esclave, et Trufaldin résilie la vente à laquelle déjà il avait consenti. Dans les deux cas, c'était Mascarille qui avait tout combiné et qui devait remettre l'esclave à son maître. Enfin, un jeune étranger va être arrêté sous une fausse inculpation. Lélie s'interpose, tombe à poings fermés sur les recors chargés de l'arrestation et met l'inconnu en liberté. C'est le pire danger qu'il vient ainsi de déchaîner. L'inconnu est Andrés, qui vient chercher Célie, et dont Mascarille se débarrassait. Dans toutes ces occasions, Lélie évidemment n'a pas de chance; mais peut-on dire qu'il soit un sot ou étourdi?

un

Il l'est si peu, va-t-on me dire, que, dans certains des cas que nous venons de voir, Lélie ne pouvait faire autre chose que ce qu'il a fait. N'était-ce pas son devoir d'honuête homme de défendre la victime d'une injustice ou de protester contre des calomnies qui flétrissaient celle qu'il

aimait ? N'était-ce pas son devoir de rendre une bourse perdue à son possesseur ? Et, si certains incidents nous le montrent moins honnête, par exemple quand il empêche Trufaldin de vendre son esclave, il ne fait du moins rien que de très sage en soi. Une pièce qui nous peint, tantôt. un étourdi ou un sot, tantôt un homme avisé ou honnète, mais qui n'a pas de chance, cette pièce-là non seulement n'est pas une comédie de caractère, mais elle manque absolument d'unité, elle est mal faite.

Vexagérons pas; il n'y a point de ces disparates dans le rôle de Lélic. Persister à faire des gestes d'honnête homme, à avoir des mouvements instinctifs d'honnête homme quand on s'est promis de ne reculer devant aucune fourberic, c'est une contradiction assez heureuse, si l'on veut : mais c'est une contradiction plaisante et qui témoigne d'un caractère peu réfléchi. Se sentir incapable de mener ses affaires à bonne fin, les confier à un Mascarille, lui donner carte blanche, et puis vouloir tout de même agir et en faire à sa tête au risque de tout brouiller, c'est une contradiction encore, et non moins plaisante. Enfin passer sans cesse de l'humble aveu de sa pauvreté d'esprit à l'orgueil qu'on ressent de ses inventions, et, après avoir constaté maintes fois le piteux effet de ses imaginations, proclamer cependant avec lyrisme qu'on a, quand on veut, l'imaginative

Aussi bonne en effet que personne qui vive,

c'est une troisième contradiction, et qui couronne les deux autres. Il y a donc une incontestable unité dans le sujet traité par Molière; car il y a une teinte générale de sottise répandue sur toute la personne de Lélie, et une sorte d'étourderie générale dans sa conduite; mais Molière n'a pas voulu faire et n'a pas fait une étude profonde de l'étourderie ; son ouvre n'est pas une comédie de caractère.

III

Est-il utile de montrer longuement qu'elle n'est pas non plus une étude de mours? Avec sa jeune fille esclave, avec ses bohémiens, avec ses mille incidents bizarres, l'action ne peut se passer que dans un pays de fantaisie, et la scène, en effet, en est à Messine. Rappelez-vous Banville :

Messine est une ville étrange, surannée,
Que mire en son azur la Méditerranée.

Sur ce qui se passe dans cette ville chère aux poètes, Molière ne cherche pas à s'en faire accroire. Il raille luimême son dénouement, où des gens perdus sur mer depuis quinze ou vingt ans reviennent à point nommé pour tout arranger.

Si j'ai plutôt qu'un autre un tel moyen trouvé..., (dit Mascarille).

C'est qu'en fait d'aventure il est très ordinaire
De voir gens pris sur mer par quelque Ture corsaire,
Pour être à leur famille à point nommé rendus
Après quinze ou vingt ans qu'on les a crus perdus.
Pour moi, j'ai déjà vu cent contes de la sorte.

1

Sans nous alambiquer, servons-nous en ; qu'importe 1?

Lorsque Mascarille veut faire croire à Anselme que Pandolfe est mort, quel ton de raillerie aussi, et comme il est bien entendu que tout cela n'est que pour rire!

MASCARILLE.

La nouvelle a sujet de vous surprendre fort.
Etre mort de la sorte!

ANSELME.

Il a certes grand tort :
Je lui sais mauvais gré d'une telle incartade.

1. Acte IV, scène 1, v. 1333-1340.

MASCARILLE.

N'avoir pas seulenient le temps d'être malade 1

ANSELME.

Non, jamais homme n'eut si hâte de mourir...

ANSELME.

Sortons, je ne saurois qu'avec douleur très forte
Le voir empaqueté de cette étrange sorte :
Las en si pou de temps! il vivoit ce matin !

En

MASCARILLE.

peu de temps parfois on fait bien du chemin1.

Au reste, comme rien ne peut mieux montrer la vraie nature et la portée de la comédie de l'Étourdi que l'étude de ses personnages; comme un certain nombre sont insignifiants: Léandre, Célie, Hippolyte, Ergaste; comme les vieillards ne sont autre chose que les fantoches chers à la comédie antérieure: Pandolfe, Trufaldin, Anselme surtout, avare et libidineux comme un vieillard de Larivey; le mieux sans doute est d'examiner avec soin et de décrire avec quelque détail le personnage qui est la vie même de la pièce, c'est-à-dire Mascarille.

Mascarille! Ce nom, qui signifie petit masque, nous mentre déjà que Molière, en jouant ce rôle masqué. l'assimilait aux zanni de la comédie italienne, surtout au Scapin qui correspondait à Mascarille dans l'Inavvertito. Pour lui, Mascarille était ce qu'on appelle aussi, dans un autre sens, un «< masque », c'est-à-dire un personnage traditionnel, destiné à rester le même dans les œuvres successives où il pouvait entrer, et que le public peu à peu identifiait avec l'acteur qui en était chargé. A Paris, pendant assez longtemps, Molière a été souvent appelé du nom de Mas

carille.

Bien des éléments entrent dans la composition de ce personnage, que le temps a contribué à former. Déjà les Grecs avaient mis en scène l'esclave ingénieux, fripon, aidant de sa fertilité de ressources un maître passionné ou

1. Acte II, scène 11, v. 499-503, et scène 111, v. 533-536.

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