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débauché; les Latins l'ont emprunté aux Grees; les Italiens l'ont emprunté aux Latins; la comédie française du xvr siècle l'a emprunté aux Italiens; Molière l'a mis eu scène à son tour, et il se ressent chez lui de ses longs antécédents. I tient de l'esclave antique, puisqu'on peut le battre jusqu'à la mort, et que, si on battait les valets au XVII siècle, je ne suppose point qu'on proclamàt le droit d'aller jusque-là; il se montre un bon zanni italien par sa facilité à se déguiser et à jouer de la batte. Sans vouloir démêler tous les éléments qui le composent, on voit nettement ce qu'il a de conventionnel. Il est pourvu de tous les défauts et s'en vante; on a force décrets contre lui : comment Pandolfe l'a-t-il pu donner comme valet à son fils ? comment peut-il continuer ses exploits sans être inquiété ? Nous sommes, répétons-le, dans le pays de la fantaisie, et Mascarille a soin de ne pas le laisser oublier.

Cependant Mascarille n'en est pas moins vivant. On se souvient de lui quand on l'a vu; il ne ressemble complètement à nul autre. C'est qu'il a ses habitudes, son tour d'esprit, ses talents et ses vices, son caractère. On peut étudier ce « masque » comme une personne rencontrée dans la vie réelle.

Qu'a fait Mascarille avant d'être le valet de Lélie? On ne sait, et il ne serait pas lui-même très désireux de voir fouiller dans son passé; mais il a beaucoup vécu, et pas toujours d'une façon irréprochable. Il a fait un peu tous les métiers; il a fréquenté les salles d'armes, il a joué et probablement il joue encore à peu près à tous les jeux: ses nombreuses métaphores empruntées au jeu le prouvent. Une telle façon de vivre a porté ses fruits, non moins que le naturel même du personnage. Il est dénué de scrupules, et tous les moyens lui sont bons pour arriver à ses fins : plaisanteries funèbres, calomnie, vol audacieux. Il connaît les hommes et les méprise, sachant qu'on prend les officiers de justice avec de l'argent, et la plupart des hommes

par leurs passions. Ses goûts ne sont pas toujours très relevés : il ne déteste pas le vin et il aime I argent, bien qu'il ne l'avoue pas. Avec cela, il ne manque pas de crânerie et de courage: il frise hardiment les galères à tout in-tant, et ce n'est pas en vain qu'il s'appelle « le fourbe le plus brave. Son esprit est à l'avenant: il aime les injures plus ou moins grossières; il se plaît aux calembours et aux jeux de mots les plus désobligeants: ainsi dans son compliment au vieil Anselme :

Oni, vraiment, ce visage est encor fort mettable ;
S'il n'est pas des plus beaux, il est désagréable1.

Avec cela, fertile en expressions d'un grotesque savoureux comme celles d'un César de Bazan, en peintures d'un amusant réalisme, en métaphores et en comparaisons vives, ingénienses, frappantes.

Que pent faire un esprit inventif et bizarre comme celui-là, servi par son absence de scrupules, sa connaissance des faiblesses humaines, son amour du profit, sa bravoure, sinon aimer la fourberie où il doit briller? Et c'est en effet là le trait dominant de Mascarille. C'est un comédien de premier ordre, également parfait, qu'il se déguise en femme ou en suisse, qu'il se pose en vertueux précepteur et fasse parade des prétendues admonestations qu'il adresse à Lélie, ou qu'il feigne d'avoir été battu et pousse de gaieté de cœur des cris douloureux à fendre l'âme, ou que la perspective d'un reçu compromettant à donner lui fasse verser des torrents de pleurs sur son vieux maître... qui n'est pas mort. Aussi éprouve-t-il le besoin de tromper. Son maître rompt ses desseins, il se fàche; mais devant une fourberie possible i hennit et s'élance, comme un bon coursier alors que commence la bataille. Les difficultés T'excitent; il a son point d'honneur tout comme un autre,

1. Acte I, scène v, v. 231-232.

et il veut réussir malgré tous les obstacles, malgré l'étourderie même et la sottise de son maître :

On dira que je cède à la difficulté,
Que je me trouve à bout de ma subtilité;
Et que deviendra lors cette publique estime
Qui te vante partout pour un fourbe sublime,
Et que tu t'es acquise en tant d'occasions
A ne l'être jamais vu court d'inventions?
L'honneur, & Mascarille, est une belle chose :
A tes nobles travaux ne fais aucune pause,

Et quoi qu'un maître ait fait pour te faire enrager,
Achève pour la gloire, et non pour l'obliger1.

On voit le ton triomphant: on dirait un héros de Cor-、 neille qui parle. Les héros de Corneille ont pu être accusés d'orgueil: Mascarille aussi. On n'est pas parfait.

Après ce rare exploit je veux que l'on s'apprête
A ̈me peindre en héros un laurier sur la tête,
Et qu'au bas du portrait on metic en lettres d'ox:
Vivat Mascarillas, fourbum imperator 2 !

Ces éloges que Mascarille se décerne sont-ils justifiés ? Voltaire lui a reproché de ne pas prévenir Lélie des desseins qu'il trame et d'être par là plus étourdi même que lui. Il y a une part de vérité dans ce reproche. Par exemche, quand Mascarille décide d'aller avec une troupe de masques chez Trufaldin pour y devancer Léandre, il n'avait, quelque pressé qu'il fût, qu'à mettre Lélie au nombre des masques pour que tout impair de la part du jeune homme devint impossible. Ici le personnage laisse voir derrière lui la main de l'auteur qui le meut et qui a besoin de lui faire commettre une imprudence pour que la pièce puisse continuer. Mais il ne faut pas exagérer le nombre de ces imprudences; en bien des endroits Mascarille n'a vraiment pas le temps de prévenir Lélie. De plus, Masca

1. Acte III, scène 1, v. 908-918.
2. Acte II, scène VIII, v. 791-794.

Fille ne fait aucun fond sur cette pauvre cervelle: il aime mieux travailler pour lui sans lui. Enfin il a une sorte de desir secret de voir les obstacles se multiplier pour avoir l'honneur de les vaincre.

Mais, si c'est le seul amour-propre qui le pousse, pourquoi ne trompe-t-il pas Lélie aussi bien que les autres? D'où vient sa fidélité ? Il y a ici un sentiment très complexe. D'abord Mascarille est encore en quelque façon l'esclave antique, lié à son maître, n'ayant aucunement l'espoir de se délivrer de lui. Mais il y a plus: Mascarille est capable d'attachement, il aime Lélie. Pourquoi? pas pour des raisons très nobles, à la vérité. Il aime Lélie, parce que celui-ci représente la passion, la jeunesse, la lutte contre les vieillards chagrins, et que cela lui plaît :

D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure,
Et Mascarille est-il l'ennemi de nature P

Vous savez le contraire, et qu'il est très certain
Qu'on ne me peut taxer qué d'être trop humain.
Moquez-vous des sermons d'un vieux barbon de père1.

Il aime Lélie, parce que celui-ci est forcé par ses vices et par ses besoins de le traiter en égal et que cela le flatte: << il n'y a pas d'hommes plus près d'être égaux qu'un libertin ruiné et son valet », a dit fort justement Nisard. - Il aime Lélie, parce que Lélie est naif, étourdi, infiniment inférieur à lui, et que sa supériorité le flatte plus encore. Aussi quelle comédie, charmante pour l'amour-propre de Mascarille, humiliante pour Lélie, que les relations du maître et du valet! Mascarille se met en colère, et il s'apaise; parfois il feint de rester implacable :

LÉLIE.

Répare ce malheur, et me sois secourable,

MASCARI LE.

Je vous baise les mains, je n'ai point le loisir.

1. Acte I, scène 11, v. 55-59.

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Faites ce qu'il vous plaît.
LÉLIE.

Tu n'auras pas regret de m'arracher la vie?

MASCARILLE.

Non.

LÉLIE.

Adieu, Mascarille.

MASCARILLE.

Adieu, Monsieur Lélie.
LÉLIE.

Quoi ?

MASCARILLE.

Tuez-vous donc vite: oh! que de longs devis1!

Ailleurs il est ironique: il répète quatre ou cinq fois le mot malheureux qui est échappé à Lélie, alors qu'il a vanté sa rare «< imaginative » ; il lui dit « monsieur » d'un ton hautain, ou il l'injurie; a-t-il eu l'occasion de le

1. Acte II, scène vi, v. 688-697

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