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charger de coups, il lui dit et lui répète qu'il en a été fort heureux. Lt ce n'est pas seulement avec Lélie que Masca-ville prend ces allures de maître, et de maître despotique. Même avec Hippolyte, avec une jeune fille et de bonne condition, il s'amuse à faire sentir sa puissance et à se faire supplier. Cette fatuité d'un Mascarille vis-à-vis d'Hippolyte amuse: si nous étions moroses, elle pourrait susciter les plus amères réflexions.

Tel est le personnage, assez vrai pour nous intéresser vivement, assez conventionnel et appartenant assez au monde de la fantaisie pour que nous riions sans arrièrepensée de ses méfait, Remuant, inépuisable en expédients comme le vieil Ulysse, brûlant les planches comme son descendant Figaro, il est la vie et la joie de la pièce, et Molière a voulu que la pièce ne se passat presque pas un in tant de lui. Il avait emprunté le personnage à l'Inawertito, mais en le faisant plus spirituel, plus gai, plus amusant; cela le conduisit à penser que, l'ayant rendu plus comique, il devait le montrer et le faire agir davantage. Toutes les scènes de l'Inavvertito dont Mascarille n'était pas, Molière les coupe, les abrège, les mutile, quelquefois aux dépens de la clarté et de la vraisemblance. Qu'importe! Place à Mascarille! Nous avons besoin de lui comme Lélie, et, comme Lélie, nous sommes prêts à fermer les yeux sur bien des choses pour que Mascarille mette à notre disposition son activité et son esprit.

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Et sans doute on commence à voir maintenant quelle est la vraie nature de la pièce. Comme elle prétend nous peindre un étourdi, comme elle s'attache aux manifestations et aux effets d'un esprit inventif et inépuisable en ressources, elle prépare de loin Molière à son rôle de poète

psychologue et, par endroits, elle frise, mais elle frise seulement, la comédie de caractère; elle a des traits, mais seulement des traits de la comédie de mœurs, et c'est même par ce qu'elle a d'irréel qu'elle échappe au reproche, trop justifié sans cela, d'immoralité; elle rappelle la farce par ses mascarades, ses coups de bâton et certain vase mal odorant qui, du haut d'une fenêtre, se vide sur Léandre à la fin de l'acte III: mais l'Etourdi n'est pas non plus une farce. C'est une comédie d'intrigue, et une comédie d'intrigue d'une espèce particulière.

Ce qui d'ordinaire fait le mérite d'une comédie d'intrigue, c'est la suite logique des incidents qui s'amènent fortement les uns les autres; c'est la complication croissante des faits, qui est à son comble au moment où le dénouement va se produire: ici les divers incidents sont nettement distincts; il y en a dix, il pourrait y en avoir vingt, et ces incidents ne découlent pas les uns des autres, la situation ne va pas en s'aggravant. Le dénouement d'une comédie d'intrigue doit être, comme l'indique le mot, une façon naturelle, logique aussi, de défaire le nœud qui a été formé : ici il n'y a pas proprement de nœud, et le dénouement ne résulte pas du tout de ce qui précède; les intrigues de Mascarille et de Lélie n'y sont pour rien. C'est une sorte de pièce à tiroirs, comme les Fdcheux, mais où chaque partie nous offre, au lieu de peintures de mœurs comme dans les Fâcheux, des incidents plaisants, désopilants même, mais sans portée.

Et Molière n'a pas voulu faire autre chose, sans doute parce qu'il n'avait pas alors d'ambition plus haute. Gardons-nous d'ailleurs de le regretter. Au théâtre, avant d'exposer utilement des études de mœurs, des caractères, des thèses,

1. Il est vrai que la farce n'avait pas le monopole de ces grossièretés; voir le Parasite de Tristan L'Hermite (III, v), Don Japhet d'Arménie de Scarron (IV, vi), et l'original de Don Japhet: le Marquis de Cigarral de Solórzano.

une philosophie, il faut commencer par savoir son métier de dramaturge. L'Étourdi, comme les farces dont nous avons parlé, mais beaucoup plus encore que les farces, a été ce qu'un peintre appellerait une étude ou, si l'on veut, une pochade précédant les tableaux; ç'a été un utile, un indispensable exercice. La plupart des qualités que nous admirerons par la suite dans Molière y manquent encore; mais il en est une qui y est déjà excellemment: l'entente de la scène; et c'est là un art si important qu'au théâtre il dispense au besoin des autres.

Il ne dispense pas seulement de bien des qualités, il supprime bien des défauts. Ainsi, nous avons dit qu'il y a des invraisemblances dans l'Étourdi: le mouvement de l'action, l'intérêt des situations, le feu du dialogue, empêchent de les apercevoir. Qu'Anselme, en présence de Pandolfe ressuscité, tarde à s'apercevoir que Mascarille et Lélie l'ont joué, cela n'est pas fort admissible à la réflexion; mais l'effarement du bonhomme est si plaisant! - Que Léandre et Trufallin acceptent comme valet Mascarille dont ils ont à se défier plus que de personne, cela est étrange; mais nous rions si bien par avance à la pensée des machinations que Mascarille va mettre en œuvre, qu'il nous en coûterait trop de voir ses victimes raisonnables, et que nous fermons les yeux sur leur étourderie, pire que celle de Lélie. Et Molière savait bien ce qu'il pouvait en ce sens. Il suivait de près l'Inavvertito, et, si nous comparons l'œuvre italienne, dont l'auteur était pourtant un comédien, lui aussi, à l'œuvre française, que constatons-nous? Qu'en vingt endroits il suffisait à Molière, pour être moins invraisemblable, de suivre son modèle de plus près. Molière a-t-il donc gâté ce modèle? tant s'en faut. Si on pouvait voir jouer successivement les deux œuvres, on sentirait qu'au théâtre les explications fort raisonnables de l'auteur italien alanguissaient l'action, que ses préparations faisaient longueur, et que la pièce de Molière vaut infiniment mieux,

parce qu'elle est plus faite pour être jouée. Le dénouement seul, qui était ingénieux et net dans l'Inavvertito, est confus et peu intéressant dans l'Étourdi. Pourquoi? En partie, il est vrai, parce que Molière, ayant pris au Parasite de Tristan quelque chose de son quatrième acte, a été amené à lui prendre aussi quelque chose de son cinquième. Mais une autre explication vient à l'esprit quand on lit le compte. rendu, écrit par Francisque Sarcey, de la reprise de 1871: « Le poète, au dernier acte, a donné à dire à Mascarille une de ces longues narrations qui sont trop fréquentes dans Molière: diflicile à comprendre, enchevêtrée d'incises qui encombrent et prolongent les phrases, mais toujours en scène et gaie. M. Coquelin l'a jetée tout d'une haleine, avec une rapidité et un nerf de débit qu'on ne saurait trop admirer. La salle était suspendue à ses lèvres, avec celte sorte d'admiration et de battement de cœur qu'on ressent à voir un danseur de corde faire ses tours à trente pieds de hauteur. Tout le monde se disait: Comment va-t-il en sortir? Il n'ira jamais jusqu'au bout! Et quand il eut fini, au milieu des rires de tout l'auditoire, il y eut deux salves d'applaudissements. » Qui sait si ce n'est pas pour recueillir des applaudissements pareils que Molière-Mascarille a écrit le monologue et changé le dénouement de sa comédie?

V

Je n'ai pas l'intention, en étudiant les pièces de Molière, de parler chaque fois de leur style. Il faut cependant dire quelques mots de celui de l'Etourdi, et vous allez voir pourquoi.

Voltaire en a parlé avec dédain. « On est obligé, (écrit-il)

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de dire... que le style de cette pièce est faible et négligé, et que surtout il y a beaucoup de fautes contre la langue. » De ces fautes un bon nombre n'existaient que dans l'esprit de Voltaire, peu au courant de l'histoire de la langue française. D'autres sont réelles; mais, en les jugeant si sévèrement, Voltaire commet la même erreur que La Bruyère, Fénelon et Scherer : il cxaruine le style d'une œuvic dramatique comme on ferait celui d'un poème ou d'un roman. De ces fautes, combien sont sensibles ou même existent au théatre ? Maintes phrases qui, à la lecture, paraissent embarrassées, sont facilement coupées et éclairées par le débit de l'acteur, parce que les mots de valeur y sont bien inis en relief. - Maintes constructions incorrectes ne le paraissent plus, parce que, s'il y a une anacoluthe trop forte, la voix et le geste de Facteur la rendeat naturelle et la légitiment; s'il y a une trop forte ellipse la voix et le geste de l'acteur suppléent. ce qui manque. Il y a (même pour le théâtre) de- passages faiblement écrits, lâchés, dans l'Étourdi: mais, chose remarquable, ce sont justement ceux qui sont sacrifiés pour le fond et pour l'effet théâtrol. Ailleurs, le spectateur n'aperçoit guère qu'un style hardi, vivant, pittoresque, où la fantaisie a sa part comme dans l'action même, et qui aide ainsi puissamment à l'effet de cette action.

Les éléments dont ce style se compose sont d'une étonnante variété; vocabulaire noble et vocabulaire populaire, français contemporain et français légèrement archaïque, termes de jeu, termes d'escrine, termes de procédure, mots inventés même, comme désattrister, fourbissime et ce plaisant je mne dessuisse dont se sert Mascarille quand il dépose sa hallebarde désormais superflue, tout est uilisé. Ce vocabulaire si riche est employé avec une précision, une sûreté et, en même temps, une hardiesse qui sont d'un maitre : les mots usés prennent dans les vers de Molière une valeur toute nouvelle, soit en se rappro

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