Images de page
PDF
ePub

La

chant de leur sens étymologique, soit au contraire en étendant d'une façon piquante leurs acceptions. syntaxe est aussi riche et aussi hardie que le vocabulaire. On y trouve des tournures populaires, des constructions latines, des constructions archaïques, des bardiesses de toutes sortes. C'est ici surtout que Voltaire se récrierait. Mais il ne laisse pas d'admirer de pareilles hardiesses dans Racine, déguisées qu'elles sont par la pompe et la perpétuelle élégance des vers. Et c'est en effet par de tels moyens que les écrivains de génie font à la langue d'heureuses violences, et, si ces écrivains sont des dramaturges, c'est par là qu'ils rendent leur langue rapide et propre à

l'action.

Mais quelle est, avec ce vocabulaire et cette syntaxe, la physionomie que Molière est arrivé à donner à son style? Nous en avons signalé le principal défaut, qui est une apparence un peu négligée par endroits. Ajoutons de la trivialité ou, inversement, de la préciosité dans la bouche de Lélie. Mais le futur auteur des Précieuses sait se corriger ou se railler bien vite lui-même. A peine Lélie a-t-il parlé comme un jeune premier de Corneille des beaux yeux de sa maîtresse et des blessures qu'il en a

reçues :

Ah! leurs coups sont trop beaux pour me faire une injure;
Je mets toute ma gloire à chérir ma blessure,

Et

ce railleur de Mascarille intervient :

Vous le prenez là d'un ton un peu trop haut :
Ce style maintenant n'est pas ce qu'il nous faut.
Profitons mieux du temps1.

Quelques critiques à courte vue ont aussi cru trouver de la pompe là où il y a encore une malice de Mascarille

1. Acte I, scène II, v. 119-123.

et de Molière. Vous vous rappelez Chimène apostrophant

ses yeux:

Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en eau ;

Émilie apostrophant son ressentiment contre Auguste:

Impatients désirs d'une illustre vengeance ;

Rodrigue apo trophant ses serments:

Sorments fallacieux, salutaire contrainte...,
Vains fantômes d'état, évanouissez-vous.

Mascarille fait mieux; il apostrophe à la fois sa bonté et son courroux, avec lesquels il a, pour ainsi dire, institué une délibération :

Taisez-vous, ma bonté, cessez votre entretien :
Vous êtes une solte, et je n'en ferai rien.

Qui, vous avez raison, mon courroux, je l'avoue :
Kelier tant de fois ce qu'un brouillon dénoue,
C'est trop de patience, et je dois en sortir,
Après de si beaux coups qu'il a su divertir.
Mais aussi, raisonnons un peu sans violence1.

Dans une pièce que mène un pareil boute-cn-train et où la fantaisie règne en maîtresse, on comprend que Molière ait cherché et trouvé, comme dans ses autres œuvres, un style facile et élégant à la fois, naturel, ferme, spirituel, fertile en sentences. Mais on comprend surtout qu'il ne s'en soit pas contenté et qu'il lui ait fallu quelque chose de plus piquant et de plus pittoresque. Le style de PÉtourdi offre des alliances de mots curieuses:

Mettons flamberge au vent et bravoure en campagne2;

il offre des expressions imprévues et amusantes :

1. Acte III, scène I, v. 901-907. 2. Acte III, scène iv, v. 1084.

Il se feroit fesser pour moins d'un quart d'écu 1.

Qui, vraiment, ce visage est encor fort mettable?.

Mais ce qui le caractérise surtout, c'est l'abondance des images, qu'elles s'étalent en comparaisons enlevées de verve, ou qu'elles se fassent entrevoir dans des métaphores discrètes:

Ce deuil enraciné ne se peut arracher3.

C'est qu'ici votre amour étrangement s'oublie
Près de Célie : il est ainsi que la bouillie,

Qui par un trop grand feu s'enfle, croît jusqu'aux bords,
Et de tous les côtés se répand au dehors".

Parmi ces images, il en est qui ont un caractère particulièrement familier et bouffon; d'autres se compliquent et s'aiguisent d'un jeu de mots:

Il ne me falloit pas payer en coups de gaule,

Et me faire un affront si sensible aux épaules".

Il arrive même que les images se multiplient en un même passage de la façon la plus hardic et la plus plaisante :

Ma langue est impuissante, et je voudrois avoir
Celles de tous les gens du plus exquis savoir,
Pour vous dire en beaux vers, ou bien en docte prose.
Que vous serez toujours, quoi que l'on se propose,
Tout ce que vous avez été durant vos jours,
C'est-à-dire un esprit chaussé tout à rebours,
Une raison malade et toujours en débauche,
Un envers du bon sens, un jugement à gauche,
Un brouillon, une bête, un brusque, un étourdi,
Que sais-je ? un... cent fois plus encor que je ne dis :
C'est faire en abrégé votre panégyrique.

1. Acte I, scène II, v. 98.
2. Acte I, scène ш, v. 231.
3. Acte II, scène 1, v. 544.

4. Acte IV, scène IV, v. 1503-1506.
5. Acte II, scène vi, v. 735-736.
6. Acte II, scène x1, v. 881-891.

Que ne peut obtenir un poète comique avec un style aussi expressif et aussi vivant, qu'appuie une versification souple, hardie, éminemment expressive, elle aussi? On peut signaler des passages d'une animation spirituelle, comme ces vers d'Anselme, après qu'il s'est fait rendre l'argent par Lélie :

[blocks in formation]

Tant mieux. Enfin je vous raccroche,
Mon argent bien aime : rentrez dedans ma poche.
Et vous, mon brave escroc, vous ne tenez plus rien.
Vous tuez donc des gens qui se portent fort bien?
Et qu'auriez-vous done fait sur moi, chétif beau-père ?
Ma foi, je m'engendrois d'une belle manière,
Et j'allois prendre en vous un beau-fils fort discret!
Allez, allez mourir de honte et de regret1;

d'autres d'un réalisme saisissant:

La vicille égyptienne.

Passoit dedans la place, et ne songeoit à rien,
Alors qu'une autre vicille assez défigurée,
L'ayant de près, au nez, longtemps considérée,
Par un bruit enroué de mots injurieux

A donné le signal d'un combat furieux,

Qui pour armes pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
Ne faisoit voir en l'air que quatre griffes sèches,
Dont ces deux combattants s'efforçoient d'arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n'entend que ces mots : chienne, louve, bagace.
D'abord leurs scoffions ont volé par la place,
Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux2;

d'autres, où, la vérité de la peinture le disputant à l'imagination dans l'expression, on obtient un ensemble singulièrement poétique; ainsi les reproches de Mascarille à Lélie sur son attitude chez Trufaldin:

1. Acte II, scène v, v. 651-658. 2. Acte V, scène 1x, 1933-1946.

Sur les morceaux touchés de sa main délicate
Ou mordus de ses dents, vous étendiez la patte
Plus brusquement qu'un chat dessus une souris,
Et les avaliez tout ainsi que des pois gris...

Et puis après cela votre conduite est belle?
Pour moi, j'en ai souffert la gêne sur mon corps;
Malgré le froid, je sue encor de mes efforts :
Altaché dessus vous, comine un joueur de boule
Après le mouvement de la sienne qui roule,
Je pensois retenir toutes vos actions,

En faisant de mon corps mille contorsions 1;

ou ces menaces contenues de Trufaldin à Mascarille:

D'un chêne grand et fort,

Dont près de deux cents ans ont fait déjà le sort,
Je viens de détacher une branche admirable,
Choisie expressément, de grosseur raisonnable,
Dont j'ai fait sur-le-champ, avec beaucoup d'ardeur,
Un bâton à peu près... oui, de cette grandeur;

Moins gros par l'un des bouts, mais plus que trente gaules
Propre, comme je pense, à rosser les épaules,

Car il est bien en main, vert, noueux et massif.

Il est impossible de trouver plus d'ampleur à la fois et de sobriété. Cela est d'un maître, et il y respire une fraîcheur, une jeunesse d'esprit délicieuses.

Un dernier passage montrera la souplesse de style de l'Étourdi. Ce n'est plus de la jeunesse d'esprit, c'est de la jeunesse de cœur qui respire dans ces protestations de Lélie contre les calomnies dont Célie est l'objet :

Contre moi tant d'efforts qu'il vous plaira pour elle;
Mais sur tout relenez cette atteinte mortelle :
Sachez que je m'impute à trop de làcheté
D'entendre mal parler de ma divinité........

Non, non, point de clin d'œil et point de raillerie :
Je suis aveugle à tout, sourd à quoi que ce soit ;
Fût-ce mon propre frère, il me la payeroit;

1. Acte IV, scène iv, v. 1523-1526 et 1532-1538. 2. Acte IV, sene v, v. 1549-1557.

T. 1. - - 6

« PrécédentContinuer »