MARINETTE. Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique ? GIOS-RENÉ. M'oses-tu bien encor parler, femelle inique, Malgré leur dépit, Éraste et Gros-René ont fait une tentative de rapprochement ils ont été repoussés. Eraste s'excite à la vengeance et veut mettre en son cœur une flamme nouvelle; Gros-René, plus prudent, ne veut pas s'embarrasser de femme, Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître, Et de qui la nature est fort encline au mal. Aussi excite-t-il son maître à rester ferme dans ses nouvelles résolutions, et lui fait-il un beau raisonnement, où la tête et le corps, la mer, le vent, le cousin Aristote, que sais-je encore? tout prouve que « la femme ne vaut pas le diable ». Éloquence et logique perdues! Quand Eraste et Lucile sont en présence, ils commencent bien sans doute par s'adresser des reproches, par se rendre leurs cadeaux et leurs lettres, et par jurer qu'ils ne se verront plus. Mais alors leur cœur à tous deux se serre; ils rejettent l'un sur l'autre la responsabilité de la rupture; ils s'offrent de s'aimer encore : << Remenez-moi chez nous », dit Lucile. Gros-René et Marinette restent seuls, indignés, protestant qu'ils ne seront pas faibles comme leurs maîtres. Et la scène du dépit amoureux recommence, mais avec quels changements dans le ton et le style! Éraste disait en vers émus : 1. Acte I, scène v. v. 329-336. Non, non, ne croyez pas, Madame, Que je revienne encor vous parler de ma flamme. Je l'avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres Les auroit préférés à des sceptres offerts : Oui, mon amour pour vous, sans doute, étoit extrême ; Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés1. Gros-René est moins sentimental: Ne t'imagine pas que je me rende ainsi... Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère2. Éraste et Lucile se restituaient un portrait, un diamant, un bracelet, une agate, et ils déchiraient des lettres touchantes. Gros-René et Marinette se restituent un nœud de dentelles sans valeur, un demi-cent d'épingles, un couteau, des ciseaux, un morceau de fromage même; quant aux lettres, elles iront au feu, ou mème ailleurs. Enfin Eraste et Lucile avaient été sur le point de LUGILE. rompre : Non, votre cœur, Eraste, étoit mal enflammé. ÉRASTE, Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé. LUCILE. Eh je crois que cela faiblement vous soucie. 1. Acte IV, scene III, v. 1293-1295 et 1301-1316. ÍRASTE. Pourquoi ? LUCILE. Par la raison que nous rompons ensemble, Et que cela n'est plus de saison, ce me semble. De faire voir aux gens que leur peric nous blesse. ÉRASIE. Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu. LUCILE. Moi ? Point du tout; c'est vous qui l'avez résolu. ÉRASTE. Moi ? je vous ai cru là faire un plaisir extrême. LUCILE. Point: vous avez voulu vous contenter vous-même. Mais si mon cœur encor revouloit sa prison..., LUCIUF. Non, non, n'en faites rien: ma foiblesse est trop grande, J'aurois peur d'accorder trop tôt votre demande. ÉRASTE. Ha! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder, LUCILE. Remenez-moi chez nous1. Si Eraste et Lucile ont failli rompre et n'en ont 1. Acte IV, scène 11, v. 1387-1412. le courage, Gros-René et Marinette, eux, veulent rompre tout à fait; mais, comme le peuple est volontiers symboliste, comme il est traditionaliste aussi et garde, sans toujours les comprendre, quantité d'usages anciens, il ne leur suffit pas de prononcer le mot de rupture, ils veulent encore que la rupture soit en quelque façon rendue visible, et ils reprennent l'usage féodal de rompre une paille pour rejeter toute vassalité et tout service. Précau tion imprudente; car précisément le symbole est trop expressif, et l'effort nécessaire pour rompre la paille coûtera frop à leur bonne amitié : GROS-RENÉ. Pour couper tout chemin à nous rapatrier, MARINETIF. Ne me lorgne point, toi : j'ai l'esprit trop touché. GROS-KENÉ. Romps: voilà le moyen de ne s'en plus dédire. MAKINETTE. Oui, car tu me fais rire. La peste soit ton ris! Voilà tout mon courroux MARINET IE. GROS-RENE. Vois, toi. MARINETTE. Vois, toi-même. GROS-RENÉ. Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime ? Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace: MARINETTF. Et moi, je te fais gràce. GROS-RENÉ. Mon Dieu, qu'à tes appas je suis acoqainé! MARINETTE. Que Marinette est sotte après son Gro--René!! pre On voit quel comique de bon aloi, quel comique plantureux s'étale déjà dans le Dépit amoureux, sans préjudice de la vérité des sentiments et de la connaissance du cœur humain. Quand de telles scènes furent jouées pour la mière fois à Béziers, à la fin de décembre 1656, un specfateur aurait pu élever la voix et crier déjà au poète ce qu'un vicillard lui cria, dit-on, à la représentation des Précieuses ridicules : « courage, Molière, voilà la bonne comédie! » Mais il n'aurait pu, en parlant ainsi, songer qu'à une partie de l'œuvre qu'il voyait représenter. Tout à l'heure, en effet, nous avons signalé un défaut du Dépit amoureux en deux actes: le point de départ en est trop extraordinaire. Un autre défaut a sans doute frappé tous ceux qui ont vu représenter ce petit chef-d'oeuvre: le malentendu qui amène la bronille entre Éraste et Lucile ne s'explique nulle part, et nous ne voyons pas du tout pourquoi Valère a laissé entendre, et pourquoi son valet a affirmé que Lucile était déjà mariée secrètement ”. 1. Acte IV, scène tv, v. 1440-1456. 2. Les deux vers de raccord que contient la pièce jouée à la Comédie française sont tout à fait obscurs et insuffisants. Voir la 2o édition Moland, tome III, p. 29. |