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MARINETTE.

Gros-René, dis-moi donc quelle mouche le pique ?

GIOS-RENÉ.

M'oses-tu bien encor parler, femelle inique,
Crocodile trompeur, de qui le cœur féion
Est pire qu'un Satrape ou bien qu'un Lestrygon ?
Va, va rendre réponse à ta bonne maîtresse,
Et lui dis bien el beau que, malgré sa souplesse,
Nous ne sommes plus sois, ni mon maître, ni moi,
Et désormais qu'elle aille au diable avecque toi1.

Malgré leur dépit, Éraste et Gros-René ont fait une tentative de rapprochement ils ont été repoussés. Eraste s'excite à la vengeance et veut mettre en son cœur une flamme nouvelle; Gros-René, plus prudent, ne veut pas s'embarrasser de femme,

Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître,
Un certain animal difficile à connaître

Et de qui la nature est fort encline au mal.

Aussi excite-t-il son maître à rester ferme dans ses nouvelles résolutions, et lui fait-il un beau raisonnement, où la tête et le corps, la mer, le vent, le cousin Aristote, que sais-je encore? tout prouve que « la femme ne vaut pas le diable ». Éloquence et logique perdues! Quand Eraste et Lucile sont en présence, ils commencent bien sans doute par s'adresser des reproches, par se rendre leurs cadeaux et leurs lettres, et par jurer qu'ils ne se verront plus. Mais alors leur cœur à tous deux se serre; ils rejettent l'un sur l'autre la responsabilité de la rupture; ils s'offrent de s'aimer encore : << Remenez-moi chez nous », dit Lucile. Gros-René et Marinette restent seuls, indignés, protestant qu'ils ne seront pas faibles comme leurs maîtres. Et la scène du dépit amoureux recommence, mais avec quels changements dans le ton et le style! Éraste disait en vers émus :

1. Acte I, scène v. v. 329-336.
2. Acte IV, scène II, v. 1245-1247.

Non, non, ne croyez pas, Madame,

Que je revienne encor vous parler de ma flamme.
C'en est fait ; je me veux guérir.....

Je l'avouerai, mes yeux observoient dans les vôtres
Des charmes qu'ils n'ont point trouvés dans tous les autres,
Et le ravissement où j'étois de mes fers

Les auroit préférés à des sceptres offerts :

Oui, mon amour pour vous, sans doute, étoit extrême ;
Je vivois tout en vous; et, je l'avouerai même,
Peut-être qu'après tout j'aurai, quoiqu'outragé,
Assez de peine encore à m'en voir dégagé :
Possible que, malgré la cure qu'elle essaic,
Mon áme saignera longtemps de cette plaie,
Et qu'affranchi d'un joug qui faisoit tout mon bien.
Il faudra se résoudre à n'aimer jamais rien;
Mais enfin il n'importe, et puisque votre haine
Chasse un cœur tant de fois que l'amour vous ramène,
C'est la dernière ici des importunités

Que vous aurez jamais de mes vœux rebutés1.

Gros-René est moins sentimental:

Ne t'imagine pas que je me rende ainsi...

Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère2.

Éraste et Lucile se restituaient un portrait, un diamant, un bracelet, une agate, et ils déchiraient des lettres touchantes. Gros-René et Marinette se restituent un nœud de dentelles sans valeur, un demi-cent d'épingles, un couteau, des ciseaux, un morceau de fromage même; quant aux lettres, elles iront au feu, ou mème ailleurs. Enfin Eraste et Lucile avaient été sur le point de

LUGILE.

rompre :

Non, votre cœur, Eraste, étoit mal enflammé.

ÉRASTE,

Non, Lucile, jamais vous ne m'avez aimé.

LUCILE.

Eh je crois que cela faiblement vous soucie.
Peut-être en seroit-il beaucoup mieux pour ma vie,
Si je... Mais laissons là ces discours superflus :
Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.

1. Acte IV, scene III, v. 1293-1295 et 1301-1316.
2. Acte IV, scène 1v, v. 1415 et 1417.

ÍRASTE.

Pourquoi ?

LUCILE.

Par la raison que nous rompons ensemble,

Et que cela n'est plus de saison, ce me semble.

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De faire voir aux gens que leur peric nous blesse.

ÉRASIE.

Mais, cruelle, c'est vous qui l'avez bien voulu.

LUCILE.

Moi ? Point du tout; c'est vous qui l'avez résolu.

ÉRASTE.

Moi ? je vous ai cru là faire un plaisir extrême.

LUCILE.

Point: vous avez voulu vous contenter vous-même.
ÉRASTE.

Mais si mon cœur encor revouloit sa prison...,
Si, tout fàché qu'il est, il demandoit pardon ?.....

LUCIUF.

Non, non, n'en faites rien: ma foiblesse est trop grande, J'aurois peur d'accorder trop tôt votre demande.

ÉRASTE.

Ha! vous ne pouvez pas trop tôt me l'accorder,
Ni moi sur cette peur trop tôt le demander.
Consentez-y, Madame : une flamme si belle
Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.
Je le demande enfin me l'accorderez-vous,
Ce pardon obligeant ?

LUCILE.

Remenez-moi chez nous1.

Si Eraste et Lucile ont failli rompre et n'en ont

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1. Acte IV, scène 11, v. 1387-1412.

le courage, Gros-René et Marinette, eux, veulent rompre tout à fait; mais, comme le peuple est volontiers symboliste, comme il est traditionaliste aussi et garde, sans toujours les comprendre, quantité d'usages anciens, il ne leur suffit pas de prononcer le mot de rupture, ils veulent encore que la rupture soit en quelque façon rendue visible, et ils reprennent l'usage féodal de rompre une paille pour rejeter toute vassalité et tout service. Précau tion imprudente; car précisément le symbole est trop expressif, et l'effort nécessaire pour rompre la paille coûtera frop à leur bonne amitié :

GROS-RENÉ.

Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille : une paille rompue
Rend, entre gens d'honneur, une affaire conclue.
Ne fais point les doux yeux : je veux être fàché.

MARINETIF.

Ne me lorgne point, toi : j'ai l'esprit trop touché.

GROS-KENÉ.

Romps: voilà le moyen de ne s'en plus dédire.
Romps: tu ris, bonne bête ?

MAKINETTE.

Oui, car tu me fais rire.
GROS-RENÉ.

La peste soit ton ris! Voilà tout mon courroux
Déjà dulcifié. Qu'en dis-tu? Romprons-nous
Ou ne romprons-nous pas ?

MARINET IE.
Vois.

GROS-RENE.

Vois, toi.

MARINETTE.

Vois, toi-même.

GROS-RENÉ.

Est-ce que tu consens que jamais je ne t'aime ?

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Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace:
Touche, je te pardonne.

MARINETTF.

Et moi, je te fais gràce.

GROS-RENÉ.

Mon Dieu, qu'à tes appas je suis acoqainé!

MARINETTE.

Que Marinette est sotte après son Gro--René!!

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On voit quel comique de bon aloi, quel comique plantureux s'étale déjà dans le Dépit amoureux, sans préjudice de la vérité des sentiments et de la connaissance du cœur humain. Quand de telles scènes furent jouées pour la mière fois à Béziers, à la fin de décembre 1656, un specfateur aurait pu élever la voix et crier déjà au poète ce qu'un vicillard lui cria, dit-on, à la représentation des Précieuses ridicules : « courage, Molière, voilà la bonne comédie! » Mais il n'aurait pu, en parlant ainsi, songer qu'à une partie de l'œuvre qu'il voyait représenter.

Tout à l'heure, en effet, nous avons signalé un défaut du Dépit amoureux en deux actes: le point de départ en est trop extraordinaire. Un autre défaut a sans doute frappé tous ceux qui ont vu représenter ce petit chef-d'oeuvre: le malentendu qui amène la bronille entre Éraste et Lucile ne s'explique nulle part, et nous ne voyons pas du tout pourquoi Valère a laissé entendre, et pourquoi son valet a affirmé que Lucile était déjà mariée secrètement ”.

1. Acte IV, scène tv, v. 1440-1456.

2. Les deux vers de raccord que contient la pièce jouée à la Comédie française sont tout à fait obscurs et insuffisants. Voir la 2o édition Moland, tome III, p. 29.

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