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grande, et l'harmonie de l'œuvre n'existerait point. Il n'en est pas du Tartuffe comme de ces comédies dont nous expliquerons plus tard le mécanisme à propos de George Dandin, et où, tout l'effort de la raillerie portant sur les personnages ridicules: Dandin, Harpagon ou M. Jourdain, les personnages odieux peuvent ne servir qu'à mettre leurs dupes en lumière et, par eux-mêmes, n'être aucunement plaisants. Ici, le coquin mis en scène nous intéresse trop directement; il est trop, sinon l'objet unique, du moins un des objets essentiels de la comédie où il tient une si grande place, et l'intérêt moral était trop grand de le livrer, aussi lui, aux risées vengeresses du parterre, pour que Molière y ait manqué. Tartufle, tout sinistre qu'il est, doit être un personnage comique, et il l'est (nos souvenirs ici encore en font foi). Ducis le constate dans une épître à Legouvé, et il nous invite à chercher comment un problème aussi ardu a pu être résolu par Molière:

Que ne peut le génie ? Il sait, par son prestige,
Changer l'horreur en charme et l'obstacle en prodige,
L'obstacle est l'ennemi qu'il se plait à dompter ;
Mais il est des efforts qu'il ne faut pas tenter.
Qui l'eût cru cependant, qu'un fourbe, un misérable,
Lascif, dévot, impie, humblement exécrable,

Le pauvre homme, en un mot, qui, frais, pieux et doux,
Vous mène par le nez le plus crédule époux,
Veut corrompre sa femme en épousant sa fille,
S'empare, en priant Dieu, des biens d'une famille,
Scélérat que l'enfer prit plaisir à former,
Tel enfin qu'il n'est pas de mot pour le nommer,
Pût exciter le rire et parvint à nous plaire ?
Ce secret dans Tartuffe est écrit par Molière.

Dans l'impossibilité où nous sommes de faire entièrement le tour d'une œuvre aussi considérable que le Tartuffe et de traiter à fond toutes les questions qu'elle soulève, il m'a paru que tâcher de trouver ce secret était ce que nous pouvions entreprendre de plus intéressant et de plus convenable à l'ensemble de ces études sur Molière.

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Molière ne fait paraître Tartulle qu'an troisième acte. Est-ce une faute de sa part, et tout le début est-il un hors d'œuvre? Non certes; car Tartuffe absent remplit les deux premiers actes, et il n'y est question que de lui. Molière a eu des raisons graves pour employer un procédé dont Racine lui aussi a usé à plusieurs reprises. Une méprise qui ferait, fit-ce un instant, regarder Tartuffe par le spe tateur comme un dévot estimable serait chose trop grave pour que le poète ne croie pas devoir l'empêcher tout d'abord De plus, l'influence désastreuse de Tartuffe sera d'autant plus saisissante, que nous la verrons dans toute sa force en l'absence même de ce dernier. Et enfin, l'avenglement, la prévention d'Orgon en faveur de Tartuffe sont si extraordinaires, que le spectateur doit y être habitué avant de les voir à l'œuvre, sans quoi il les déclarerait invraisemblables.

Cet arrangement a un autre avantage encore, c'est que nous connaissons l'opinion que se sont faite du personnage ceux qui le fréquentent depuis quelque temps, et que, d'après eux, nous pouvons nous en faire nous-mêmes une idée plus à loisir. Or, sans doute, deux personnages ont pour Tartuffe la vénération la plus complète, ce qui semble devoir nous détourner de le trouver comique, tandis que tous les autres éprouvent contre lui l'irritation la plus vive, ce qui semble devoir lui donner à nos yeux une physionomie différente, mais tout aussi sérieuse. Seulement, n'estce pas déjà une chose piquante, de constater que Tartulle a pour lui une vieille dame acariâtre, bougonne, bavarde, comme Mmc Pernelle, et un homme comme Orgon, quelque peu faible d'esprit, allant pour cet inconnu jusqu'à la crédulité la plus naïve et à la tendresse la plus bouffonne,

tandis que tous les autres personnages sont contre lui : le sage Cléante, le bouillant mais généreux Damis; la timide mais honnête Mariane; Elmire, si pondérée et, sans affectation aucune, si soucieuse de ses devoirs de femme du monde, d'épouse, de belle-mère: Dorine enfin, si piquante, si prompte à la raillerie, même mordante, mais si bonne au fond: « l'esprit du peuple avec un cœur de femme », ainsi qu'un poète a défini la soubrette de Molière. Certes Tartuffe est dangereux, puisqu'il a eu l'habileté de gagner si complètement Mme Pernelle et Orgon; mais nous pouvons espérer qu'il cessera de l'être, puisqu'il a contre lui tant de bons esprits.

Écoutons d'ailleurs ceux qui nous font l'apologic de Tartuffe, et ils nous donneront l'envie de rire d'eux d'abord, de lui ensuite. Mme Pernelle est grotesque à vouloir que tout le monde s'incline devant les avis de Tartuffe ; mais ce gueux, qui hier n'avait pas de souliers et qui s'avise maintenant de régenter toute une maison où paraissent règner l'aisance et le goût, a bien aussi son côté grotesque. Orgon est ridicule à s'extasier devant les momeries de celui qui veut gagner ses bonnes grâces à force de dévotion outrée; mais nous, qui ne sommes point dans les dispositions d'Orgon, comment ne ririons-nous singerics de son dupeur?

Ha! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussoit sa prière;
Il faisoit des soupirs, de grands élancements,
Et baisoit humblement la terre à tous moments;
Et lorsque je sortois, il me devançoit vite,
Pour m'aller à la porte offrir de l'eau bénite.
Instruit

par son garçon, qui dans tout l'imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu'il étoit,
Je lui faisois des dons; mais avec modestie
Il me vouloit toujours en rendre une partie.

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des

.

« C'est trop, me dis it-il, c'est trop de la moitié ;
Je ne mérite pas de vous faire pitié » ;

Et quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre...

Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle :
Il s'impute à péché la moindre bagatelle ;
In rien presque suffit pour le scandaliser:
Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
El de l'avoir tuée avec trop de colère1.

Ecoutons maintenant les ennemis de Tartuffe. Il a une corpulence et des habitudes qui jurent avec son affectation d'ascétisme; il a « l'oreille rouge et le teint bien fleuri » ; il mange comme six et il lui arrive de roter à table. Sa noblesse, dont il se vante orgueilleusement, est fort problématique, et tout au plus peut-on le supposer, dans sa pelite ville, entouré de petits personnages vaniteux et sots, qui lui font un cortège ridicule. Sa physionomie n'a rien de séduisant: Dorine ne se lasse pas de s'en moquer, quand elle en parle à Orgon ou à Mariane. Il est « bien fait de sa personne », dit-elle ironiquement; « c'est un beau museau », dit-elle encore d'un style plus spontané; autant vaudrait presque qu'Orgon donnât un singe à sa fille qu'un pareil époux ; et celle-ci, malgré sa vertu, ne pourra en faire qu'un sot (on l'entend de reste). Tout cela, dit par une suivante, ne saurait être pris à la lettre; mais nous sentons qu'il doit y avoir bonne part de vérité; et, de plus, • puisque nous aurons commencé sur la foi de Dorine à rire de Tartuffe, à moins que des disparates trop fortes ne nous fassent oublier ce début, nous resterons en humeur de rire et, sans même nous en rendre compte, nous éclaircirons par l'effet de nos souvenirs ce qu'il y aura de trop sombre dans la physionomie et dans le rôle du person

nage.

1. Acte I, scène v, v. 281-298 et 305-310.

Enfin, on voit déjà que Tartuffe est quelque peu embarrassé par ses vices divers; hypocrite, gourmand (Dorine dirait: goinfre), luxurieux, il voudrait tout à la fois se faire regarder par tous comme un saint homme, manger à sa faim qui est formidable, et faire bonne garde autour d'Elmire, puisqu'elle lui plait et qu'il voudrait bien la séduire. Mais en lui Elmire a reconnu le cafard; Elmire est dégoûtée par l'homme à l'appétit robuste qui, même quand elle est malade, mange dévolement en face d'elle « deux perdrix avec une moitié de gigot en hachis » ; et, bien qu'elle n'en dise rien, on sent qu'elle a, comme Dorine, flairé le galant et qu'elle en rit. N'est-ce pas une situation plaisante, en vérité!

Que Tartulle entre enfin en scène, et nous ne pourrons nous empêcher de rire à voir combien le personnage ressemble, sinon à tous les traits, du moins à l'essentiel du portrait qui nous en a été fait. Il est gros et gras, et l'acteur qui joue le rôle doit être, comme au temps de Molière, choisi en conséquence; ses paroles suent l'affectation : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline! » — il est libidineux : son indécente pudeur le prouve, et le commentaire dont il l'accompagne :

: Couvrez ce sein que je ne saurois voir ;
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées ;

-enfin il en vent à l'honneur d'Elmire, et, quand on lui demande de sa part un mot d'entretien, il répond par un : « Hélas! très volontiers », qui est tout un poème de sensualité flattée et qui se cache.

A partir de ce moment, Tartuffe ne nous est plus peint par les autres, il se montre lui-même. Nous n'en sommes plus aux préliminaires de l'action, mais à l'action ellemême, rapide et violente. Est-ce que la peine prise par l'auteur comique pour nous rendre Tartuffe plaisant ne va

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