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provoque une hilarité invincible, où se noie l'horreur de la situation. Orgon n'est pas moins plaisant dans la scène suivante, où la douceur de Tartuffe le fait pleurer de tendresse, et où il éprouve le besoin de s'écrier encore une fois : « Le pauvre homme!» quand Tartuffe se résigne à se charger de tous ses biens. Dans la grande scène du quatrième acte entre Tartuffe et Elmire, Tartuffe, nous l'avons dit, est lui-même plaisant, mais la scène est tellement osée que l'effet comique a besoin d'être renforcé ; Orgon, avec son ahurissement, s'acquitte à merveille de cette tâche : voilà, dit-il en sortant à demi de dessous la table,

Voilà, je vous l'avone, un abominable homme !

Je n'en pais revenir, et tout ceci m'assomme.

Au dénouement seul, Molière fait un moment trêve à toute plaisanterie, et Dorine elle-même, l'incoercible rieuse, ne parle de Tartuffe qu'en termes graves:

ELMIRE.

L'imposteur!

DORINF.

Comme il sait, de traîtresse manière,

Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère !

Mais c'est pour que, après une « alarme si chaude », comme dit l'exempt, la détente soit encore plus agréable, en même temps que la leçon aura été plus forte.

Ainsi, nous ne devons pas nous laisser aveugler par tout ce que certains critiques, la vue troublée par le drame romantique et par le genre souvent larmoyant qu'on appelle aujourd'hui comédie, ont dit du comique de Molière et de certains rôles de son théâtre. Nous avons lame sensible (par vraie bonté d'âme ou par nervosité maladive? il n'importe), et les Arnolphe, les Alceste, les victimes d'un Tartuffe nous feraient pleurer; mais on avait l'âme plus dure au xvIIe siècle, et, de même qu'on

riait des plaisanteries macabres des Mascarille, des Sbrigani, des Nérine, des Scapin, on riait de ces mêmes personnages qui nous émeuvent. Molière le savait, et, depuis que l'heureux échec de Don Garcie l'avait détourné du drame sérieux, il ne craignait pas de manquer à la comédie en lui faisant traiter des sujets tout analogues à ceux que Racine devait traiter dans sa tragédie. Il s'arrangeait seulement pour que son intention fùt visible; pour que sa comédie ne devint pas ce genre hybride que les La Chaussée, les Diderot et les Sedaine devaient créer au xvIII" siècle; pour faire sortir le comique des éléments mêmes qui semblaient devoir l'exclure. Je trouve le vrai mot sur tout ceci dans un critique hongrois, M. Haraszti: «Si l'on a dit que sa comédie tourne vite au noir, j'aimerais bien retourner ce mot spirituel et dire que chez lui tout élément noir tourne vile au comique. » Cela est sensible, non seulement pour la pièce de Tartuffe, qui frise le drame et qui n'en est pas moins une comédie, mais pour le même de l'imposteur, qui est un authentique scélérat et qui n'en est pas moins un personnage vraiment comique.

personnage

Comment un tel tour de force a-t-il été possible à Molière? Je serais heureux de penser que ceux qui lisent ces études le comprennent. Formé par la farce, Molière n'a · jamais renié, jamais répudié la farce. Mais il a su ne pas ravaler jusqu'à elle les grands sujets qu'il osait aborder, et c'est la farce au contraire qu'il a élevée, qu'il a transforinée pour la rendre capable et digne de traduire les plus grandes idées plaisamment, mais sans les trahir.

CHAPITRE XII

DON JUAN

A Paris, dans ces dernières années, on pouvait voir jouer par la Comédie-Française un Don Juan de M. Henri Lavedan, qui porte pour titre: le Marquis de Priola. L'Opéra offrait la divine musique du Don Juan de Mozart. A l'Odéon se représentaient le Don Juan de Molière, le Don Juan de Marana de M. Haraucourt et la Vieillesse de Don Juan de MM. Mounet-Sully et Barbier. Entrant dans des librairies ou des bibliothèques, que de Dons Juans on pouvait se procurer, même à s'en tenir à ceux des deux derniers siècles: Dons Juans français de Mérimée, de Dumas, de Maupassant, de M. Jean Aicard (sans compter les esquisses de Musset, de Gauthier, de Baudelaire et de bien d'autres); Dons Juans espagnols de Zamora et de Zorrilla; Dons Juans italiens de Goldoni et de d'Annunzio ; Dons Juans anglais de Shadwell, de Richardson et de Byron; Dons Juans allemands d'Hoffmann et de Lenau; Don Juan suédois d'Almquist; Dons Juans russes de Pouchkine et d'Alexis Tolstoï... J'en passe. Pourquoi les Dons Juans pullulent-ils ainsi? Il en est des raisons multiples, dont nous ne pouvons songer à faire l'énumération complète. Certains écrivains tiennent à nous faire des confidences plus ou moins sincères, dans tous les cas cyniques, comme ce débauché de génie, lord Byron, ou ce fat au talent prestigieux, le sénateur Gabriele d'Annunzio. D'autres sont heureux de trouver un prétexte artistique pour flat

ter de basses passions ou, au contraire, pour les flétrir. Ceux-ci ont été séduits par le sophistae romantique de la liberté et de la divinité de l'amour; ceux-là ont vu dans la légende de Don Juan un cadre commode pour toutes sortes de rêveries esthétiques ou même religieuses... Et tous, plus ou moins consciemment, ont été en outre encouragés par la consécration que Molière a donnée au sujet en 1665. Chose curieuse, car ce sujet, Molière ne l'a pas inventé, on pent à peine dire qu'il l'ait choisi, et il l'a traité hativement, en prose, à la fois pour, venger une injure personnelle et pour subvenir à la détresse de son théâtre 1.

C'était en février 1665, Tartuffe était interdit; la Prin

1. Pour M. Abel Lefranc, Don Juan est un épisode de la querelle du théâtre et une réponse aux menées contre l'École des Femmes et le Tartuffe d'un libertin converti, que Molière connaissait bien et dont la conversion lui paraissait suspecte: le prince de Conti, zélateur de la Congrégation du Saint-Sacrement, auteur du Traité, qui allait bientôt paraître, contre la comédie. Cette idée, que le Don Juan est spécialement dirigé contre Conti, d'abord émise par Louis Lacour dans son Tartuffe par ordre de Louis XIV en 1877 et par Schweitzer dans le Molière-Museum on 1880, a été fortifiée d'arguments nouveaux par M. Gazier dans ses Mélanges de littérature et d'histoire en 1904, et enfin par M. Lefranc dans son cours en 1907. Il me paraît cependant impossible d'admettre que Molière ait osé porter ainsi sur la scène un prince du sang; qu'il ait représenté par l'élégant séducteur d'Elvire un homme contrefait; qu'il ait expliqué par l'intérêt ou la peur la conversion d'un seigneur puissant, qui aurait pu tout à son aise rester libertin et débanché; qu'il ait fait mourir criblé de dettes un homme, qui avait eu des dettes, en effet, mais qui avait dépensé plus de dix millions pour les payer toutes; et que les contemporains, si empressés à nommer les originaux des prétendus portraits de Molière, nous aient à l'envi laissé l'honneur de reconnaître, après plus de deux siècles, le plus hardi et le plus éclatant de ces portraits.

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cesso d'Elide, qui datait déja de neuf mois, n'était pas une œuvre très résistante; le Mariage fore? n'avait qu'un acte et était vieux de plus d'un au. A tout prix, il faltait do nouveau. Or, il se trouvait qu'après l'Espagne et l'Italie, Paris s'etait engoué de l'histoire de Don Juan'. Une troupe espagnole y avait-elle joué le drame de Tirso de Molina, le premier qui eût paru sur ce sujet au début du siècie ? Rien n'est plus douteux. Mais des comediens italiens y jouèrent sûrement, sur la scènc même de Molière, une commedia dell'arte d'apres la pièce de Tirso et d'après les pièces postérieures de Cicognini et de Giliberto. Dorimou, comédien de la troupe de Mademoiselle, avait fait jouer à Lyon en 1658, et imprimer dans la même ville en 1659 un Don Juga, repris à Paris en 1661, et bizarrement intitulé de Festin de Pierre. De Villiers, comédien de l'Hôtel de Bourgogne, en avait donné un aussi, et qui portait le même titre, sur le théâtre rival de Molière, à partir de 1659. Pourquoi la troupe du Palais-Royal n'aurait-elle pas proté de la vogue de ce sujet? D'après une tradition, les comédiens supplièrent Molière de composer à son tour un Don Juan; mais il est plus probable qu'il en eut l'idéc lui-même, soit parce que le sujet devait assurer le succès, soit parce que l'occasion paraissait propice pour asséner quelques coups étourdissants sur les adversaires du Tartuffe.

Le mal était qu'une œuvre ainsi composée ne pouvait être une libre et logique inspiration de son génie. Mais ce génie allait se manifester malgré les obstacles.

1. Sur cette histoire, sur ses origines, et sur sa fortune à travers les pays et les siècles, voir surtout l'ouvrage, qui sera continué, de M. Gendarme de Bévotte, la Légende de Don Juan, son évolution dans la littérature des origines au romantisme, 1906, in-8. Cf... du même auteur, le Festin de Pierre avant Molière : Dorimon, de Villiers, scénario des Italiens, Cicognini, textes publiés avec introduction, lexique et notes, 1907, in-16.

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