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chak, et ceux que nous avons vus à Koulah et à Geubek, sont complètement étrangers à la langue de leurs ancêtres; cette belle langue est perdue pour eux, ils ne connaissent que celle des Osmanlis, eurs dominateurs. L'Évangile et les prières de l'église sont traduits en turc; les papas eux-mêmes ne savent pas un mot de la langue d'Homère. Rien de pareil ne se rencontre peut-être dans toutes les autres parties de l'Orient; cette population grecque, qui a oublié sa propre langue, se montre à nous au dernier degré de la dégénération et de l'abaissement moral.

La partie de l'Asie mineure que les anciens appelaient PhrygieBrûlée, finit à Houschak, et la Phrygie-Épictète commence. La physionomie du pays change soudain : ce ne sont plus les plaines sombres, dépouillées, bouleversées, de Koulah et de Geubek. En sortant de Pelta par le côté septentrional, vous voyez des campagnes où les arbres fruitiers abondent, des montagnes toutes couvertes de chênes, de sapins et de mélèzes. Les Turcs ont donné à ces montagnes le nom de Kizil-Dagh (les monts rouges); il faut marcher huit grandes heures pour les traverser. On arrive bientôt à Ghedis, l'ancienne Kadi. Cette ville présente un aspect original et pittoresque; elle s'élève en amphithéâtre au fond d'une immense gorge formée par deux collines que le feu des volcans a noircies et déchirées. Un large torrent, sur lequel est jeté un pont construit avec des débris d'antiques monumens, partage la cité. Ghedis compte huit cents familles, toutes musulmanes. Les sources de l'Hermus, que nous avions traversé tant de fois depuis Magnésie, jaillissent du flanc des monts Dyndimènes, à deux heures à l'orient de Kadi.

Dans la partie de l'Anatolie que je parcourais, les mœurs des musulmans avaient conservé leur antique caractère. Les réformes qui s'opèrent péniblement à Constantinople ne sont point arrivées jusqu'ici; les Turcs de Houschak, de Geubek, de Ghedis, passent leur vie entre la prière et le travail des champs. Ces Osmanlis sont simples, bons, hospitaliers comme aux premiers temps de l'islamisme; leur costume n'a pas plus changé que leurs mœurs : le large pantalon, la robe flottante, la longue barbe et le noble turban, qui donne tant de majesté à une figure d'homme, sont encore là comme au temps d'Ertoghrul et d'Osman.

De Ghedis au village d'Heurendjik sept heures de distance. Heurendjik se compose de cent cabanes turques, construites en terre. Nous arrivâmes à ce bourg en même temps qu'un faquir indien (sorte de philosophe errant). Ce faquir était le plus singulier personnage que

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j'eusse encore rencontré dans mes voyages en Orient; sa figure était longue et décharnée; une immense chevelure noire, qui ne connut jamais le peigne ni les ciseaux, tombait en longues tresses rudes et négligées autour de son cou; des flots de barbe couvraient sa poitrine; une simple chemise de toile grise, une peau de tigre jetée sur ses, épaules, des sandales de cuir attachées à sa cheville avec des cordes, formaient tout son, costume. Il portait sur son épaule un bâton de palmier, auquel était suspendue une besace de peau de gazelle. Cet homme était considéré par les Turcs comme un saint et un sage. L'aga d'Heurendjik nous fit donc beaucoup d'honneur en nous logeant dans la même cabane que ce glorieux pèlerin d'Asie. La cabane spacieuse où nous nous trouvions était uniquement destinée aux voyageurs. Après la prière du soir, une trentaine d'Osmanlis de tout âge vinrent nous visiter; ils nous saluèrent respectueusement, en portant leur main droite sur la tête, puis ils s'assirent en rond dans la cabane. Ces Turcs, ainsi placés, formaient un bien curieux tableau: on voyait à la fois des barbes noires et des barbes blanches, des turbans verts, jaunes, blancs et rouges; de jolies têtes d'enfans à côté de visages empreints d'une mâle et sévère beauté. Les visiteurs tenaient leurs yeux attachés sur le faquir accroupi sur une natte au milieu d'eux; tous le contemplaient avec étonnement et vénération. Deux énormes troncs de sapin flamboyaient dans une large cheminée, et jetaient sur toutes ces figures de vieillards, d'hommes jeunes et d'enfans, une vive et brillante clarté. Un profond silence s'était établi dans cette réunion tout orientale, et le faquir, d'une voix grave, commença le récit de ses courses aventureuses :

« Je suis né, dit-il, sur le rivage de l'étang d'Amretsir (bassin du breuvage de l'immortalité), à dix heures de chemin à l'orient de la capitale du royaume de Lahore. J'ai trente ans, et il y a dix années que je voyage. J'ai parcouru une grande partie de l'Inde et toute la Perse; il serait trop long de vous raconter toutes mes courses dans ces lointaines contrées. Pour vous, ô musulmans (dit le faquir en s'adressant aux Osmanlis) qui n'avez point fait encore le saint pèlerinage aux villes d'Arabie, vous aimerez bien mieux que je vous parle de la patrie du grand prophète (sur qui soit la grace!) que de l'Inde et de la: Perse. Médinéi-Munévéré (Médine la resplendissante) que le TrèsHau fera briller de sa vive lumière jusqu'au jour du jugement, Mé-, dinéi est la cité que le musulman n'aperçoit jamais sans être pénétré de vénération. Médine, la bien aimée, la maison de l'hégire, la maison de l'islamisme, le palais de la victoire, l'axe de la foi, est le

lieu où la plus sublime des créatures se réfugia pour échapper aux poursuites de ses ennemis. C'est là que, sous un dôme soutenu par deux cent quatre-vingt-seize colonnes ornées de pierres précieuses et d'inscriptions en lettres d'or, à la place même de la demeure de la noble Aïché, où mourut Mahomet, se trouve la tombe fortunée du Prophète. Non loin de ce foyer de lumières célestes sont les monumens renfermant les cendres du vénérable Abou-Bek, dit le juste, et d'Omar, celui qui savait par excellence distinguer le bien et le mal. Les quatre faces de ces tombeaux sacrés sont recouvertes d'un voile magnifique et entourées d'une balustrade en bronze doré. L'espace entre ces balustrades et les monumens funéraires est garni de lampes de diverses couleurs, qui, dans les nuits du ramazan, jettent des clartés semblables aux brillantes lumières du paradis.

«Lorsque la trompette du dernier jugement se fera entendre, Aïsa (Jésus-Christ), qui fut aussi un prophète, descendra du ciel sur la terre, annoncera le dernier jour, puis il mourra et sera enterré auprès de Mahomet; à la résurrection générale, tous deux se lèveront et monteront au ciel pour y demeurer éternellement, et Aïsa recevra de Dieu l'ordre de séparer les bons des méchans. Voilà ce que nous apprend la tradition musulmane.

<< Parmi les lieux que les pèlerins visitent aux environs de Médine, je vous citerai le mont Athod, célèbre par le tombeau de Hamzé, oncle du prophète. Vous verrez près de là des jardins plantés de bananiers, de citronniers, d'orangers, de grenades, de pêchers, d'abricotiers, de figuiers, qui offrent leurs fruits exquis à la ville sainte.

«Vous attendez maintenant que je vous parle d'une cité non moins célèbre que Médine. Apprenez d'abord que les noms donnés à la Mecque sont si nombreux qu'on en a composé un petit recueil. On l'appelle la mère des villes, la noble, la patrie des fidèles, la bonne, le lieu où l'on doit retourner, la demeure de la victoire et de la félicité; c'est à la Mecque que notre prophète, la gloire du monde, reçut le jour. Vouloir peindre la terre brillante et sacrée de la Mecque,. ce sanctuaire des prophètes et des saints, ce serait tenter l'impossible. Je vous nommerai seulement la sainte Kaaba, ainsi appelée de la forme carrée du monument. Ce lieu est le premier de la terre que l'homme ait habité. La Kaaba occupe le centre de la cité; c'est un temple grand et magnifique, orné d'une infinité de colonnes inégales. Le sanctuaire est revêtu d'une superbe draperie moirée, sur laquelle on lit en caractères d'or notre profession de foi: Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Près de la

Kaaba se trouvent deux larges dalles en vert antique, sous lesquelles reposent les bienheureuses créatures, Ismaël, fils d'Abraham, et sa mère Agar. Près de là est le puits sacré de Zemzem, dont l'ange Gabriel fit jaillir les sources en effleurant le sol du bout de son aile. De tous les lieux saints de la Mecque, celui que les croyans vénèrent le plus, c'est la chapelle où naquit Mahomet. Là est une petite chambre dans laquelle l'ange Gabriel apportait au roi des prophètes les feuilles du Koran, le livre de toute vérité.

«Voilà, ô musulmans, ces villes bénies de Dieu, où, chaque année, vont prier des milliers de fidèles de la Syrie, de l'Anatolie, de la Perse, de l'Inde, de Java, de Sumatra, de la Nubie et de l'Afrique. J'ai déjà fait deux fois le saint voyage. Je viens de traverser les mornes solitudes de l'Hedjas et de Bassorah, où gronde ce terrible simoun dont la brûlante haleine tue les hommes et les animaux. Je suis allé au Caire, à Jérusalem pour prier dans le temple d'Omar, et me voici en ce moment en route pour Stamboul, la ville des sultans. >> -Et quand tu auras vu Stamboul, dis-je au faquir, dans quels lieux porteras-tu tes pas? - Dans l'Inde, répondit-il, pour saluer le vallon de ma naissance, puis je repartirai pour Médine et la Mecque. Mais où t'arrêteras-tu, faquir? - Dans la tombe: la tombe est la frontière d'un monde de repos, d'un monde où brille un soleil qui n'aura point de couchant. Le monde où nous vivons maintenant n'est qu'une immense tente sous laquelle l'homme s'arrête un jour; le but du voyage est plus loin.

« Tous mes voyages, poursuivit le faquir, je les ai faits à pied et sans argent. Allah, le père de l'univers, n'abandonne jamais ceux qui l'aiment et qui ont foi en sa toute-puissance. Le roi qui soumet tout à ses armes, le pauvre qui ne vit que du pain de l'aumône, meurent également sans rien emporter de ce monde. Qu'importe donc la différence de leur destin sur la terre? Dans leurs voyages à travers da vie, les hommes ont coutume de se charger de bagages inutiles; quant à moi, je trouve plus facile et plus légère la marche d'un mendiant que celle d'un roi. » Avec ta manie de ne jamais songer à ce que tu mangeras le lendemain, dit notre drogman Joseph au faquir, tu pourrais bien, un jour, mourir de faim au milieu du désert, et laisser ton corps en pâture aux bêtes de la terre. Le faquir répondit à ces paroles par un rire calme et dédaigneux, puis il dit :

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« Écoutez, écoutez tous: lors de mon premier pèlerinage à la Mecque, je me joignis à une caravane; je cheminais à pied, comme de coutume, et ne cessais de répéter ces paroles: Je ne suis ni le

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maître, ni l'esclave de personne; dégagé des soucis de la richesse et des chagrins de la pauvreté, je vis libre, et mon esprit est content. Un riche Osmanlis, monté sur un chameau magnifiquement harnaché, 'm'ayant aperçu, me dit d'un air de pitié: Malheureux, où vas-tu? retourne, crois-moi, car tu périras de misère. Je continuai mon voyage, sans tenir compte des paroles de cet orgueilleux. Quand nous arrivâmes au palmier de Mahomet, qui s'élève à quelques lieues de la sainte ville, le riche fut atteint d'une maladie, et mourut dans l'espace d'un seul jour. J'assistais à son agonie, et murmurais tout bas Tu avais beau être porté sur un chameau, tes richesses ne t'ont point empêché de mourir, et moi, pauvre piéton, je supporte toutes les fatigues de la route. En vérité, en vérité, le ́sage a eu raison, quand il a dit : O homme! pourquoi trembler? Si 'ton heure n'est point venue, c'est en vain que l'ennemi, la lance en arrêt, accourt pour t'arracher la vie; le sort saura bien enchaîner ses pieds et son bras, détendre l'arc ou faire égarer la flèche dans les mains de l'archer le plus habile! >>

Ici se termina le récit du faquir. Les Osmanlis rassemblés autour de lui prêtaient à ses paroles une oreille attentive; ils admiraient la sagesse du pèlerin indien; chacun de ses préceptes était accueilli comme une leçon divine. Le lendemain, à la pointe du jour, le philosophe errant prit son bâton de palmier et continua sa route vers Stamboul, avec deux pains d'orge dans sa besace de peau de gazelle. De tels personnages sont pour nous, voyageurs d'Europe, un spectacle tout-à-fait nouveau. Cette façon de traverser la vie et d'entendre les choses de ce monde, porte un caractère d'originalité primitive qui n'a plus rien de commun avec nos mœurs d'Occident. Il y avait dans la physionomie de ce faquir quelque chose d'antique et de grave, de religieux et de naïf, qui nous représentait le génie asiatique dans toute sa bizarre profondeur. Une vie comme celle de notre faquir indien, est la sévère et perpétuelle exécution de ces vieilles maximes de la philosophie orientale qui sont fort bonnes pour le désert, mais qui prennent un air de folie au milieu de nos sociétés. A une heure et demie à l'orient d'Heurendjik, au milieu d'une plaine de forme ovale, apparaissent les magnifiques ruines de l'antique Asanos ou Asania. Cette ville, trouvée depuis peu d'années, et dont' vingt voyageurs se sont disputé la découverte, occupa beaucoup mon attention; je ne perdrai point mon temps à rechercher à quel voyageur il faut rapporter la gloire de cette trouvaille; j'aime mieux m'efforcer de mettre sous vos yeux, dans les détails les plus

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