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pienne, et qui était allée s'établir dans le Korassan, quittait cette contrée pour reprendre le chemin de sa patrie. Soleïman-Scha, marchant sur la rive de l'Euphrate, tomba dans le fleuve avec son cheval et s'y noya. Cette mort amena la dispersion des familles qui s'étaient réunies sous le commandement de Soleïman-Scha: les unes restèrent en Syrie; les autres s'en allèrent dans l'Asie mineure, où leurs descendans, sous le nom de Turkomans, mènent encore une vie de pasteurs. Soleïman-Scha avait quatre fils; deux retournèrent dans le Korassan; les deux autres, Dundar et Ertoghrul, suivis de quatre cents familles, s'avancèrent vers l'occident de l'Anatolie. Chemin faisant ils rencontrèrent deux armées qui se combattaient; encore éloigné du champ de bataille, et sans pouvoir distinguer encore laquelle des deux armées était la plus nombreuse, Ertoghrul (l'homme au cœur droit) prit la résolution chevaleresque de secourir la plus faible. Son intervention décida de la victoire. Les vaincus étaient des Mogols; le vainqueur, Aladdin, souverain des Seldjoukides. Ertoghrul lui baisa la main comme au protecteur que la providence lui avait fait choisir. Le sultan d'Iconiun lui donna un habit d'honneur et la charmante vallée de Sugut pour demeure.

Les prodiges et les traditions romanesques ont accompagné la fondation de la dynastie ottomane; les empires veulent du merveilleux autour de leur berceau, et ce n'est point en Orient, le pays des contes et des fables, que le merveilleux aurait manqué à un empire naissant. Ertoghrul eut un songe qui fut jugé de bon augure pour sa race : on sait que les visions nocturnes, d'après le Coran, sont le partage des prophètes et que les bons rêves viennent du ciel. Homère avait dit deux mille ans avant Mahomet: Les songes viennent de Jupiter. Dans un de ses voyages, Ertoghrul reçut l'hospitalité chez un homme renommé par sa piété; quand l'heure du repos fut venue, le maître de la maison tira un livre d'une armoire, devant laquelle se trouvait Ertoghrul, et le posa sur le meuble le plus élevé de la chambre. Interrogé par Ertoghrul sur le titre et l'objet de ce livre, l'hôte répondit que c'était la parole de Dieu (le Coran) annoncée par son prophète Mahomet. Dès que tout le monde fut couché, Ertoghrul prit le livre sacré et le lut debout toute la nuit, puis il essaya de prendre quelques instans de repos. Il s'endormit, et pendant le sommeil du matin, qni, suivant les Orientaux, est le plus favorable aux songes prophétiques, il eut une apparition miraculeuse et entendit une voix qui lui dit : « Puisque tu as lu ma parole éternelle avec tant de

TOME XI. NOVEMBRE.

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maître, ni l'esclave de personne; dégagé des soucis de la richesse et 'des chagrins de la pauvreté, je vis libre, et mon esprit est content. Un -riche Osmanlis, monté sur un chameau magnifiquement harnaché, 'm'ayant aperçu, me dit d'un air de pitié: Malheureux, où vas-tu? retourne, crois-moi, car tu périras de misère. Je continuai mon voyage, sans tenir compte des paroles de cet orgueilleux. Quand nous arrivâmes au palmier de Mahomet, qui s'élève à quelques lieues de la sainte ville, le riche fut atteint d'une maladie, et mourut dans l'espace d'un seul jour. J'assistais à son agonie, et murmurais tout bas Tu avais beau être porté sur un chameau, tes richesses ne t'ont point empêché de mourir, et moi, pauvre piéton, je supporte toutes les fatigues de la route. En vérité, en vérité, le 'sage a eu raison, quand il a dit : O homme! pourquoi trembler? Si ton heure n'est point venue, c'est en vain que l'ennemi, la lance en arrêt, accourt pour t'arracher la vie; le sort saura bien enchaîner ses pieds et son bras, détendre l'arc ou faire égarer la flèche dans les mains de l'archer le plus habile! »

Ici se termina le récit du faquir. Les Osmanlis rassemblés autour de lui prêtaient à ses paroles une oreille attentive; ils admiraient la sagesse du pèlerin indien; chacun de ses préceptes était accueilli comme une leçon divine. Le lendemain, à la pointe du jour, le philosophe errant prit son bâton de palmier et continua sa route vers Stamboul, avec deux pains d'orge dans sa besace de peau de gazelle. De tels personnages sont pour nous, voyageurs d'Europe, un spectacle tout-à-fait nouveau. Cette façon de traverser la vie et d'entendre les choses de ce monde, porte un caractère d'originalité primitive qui n'a plus rien de commun avec nos mœurs d'Occident. Il y avait dans la physionomie de ce faquir quelque chose d'antique et de grave, de religieux et de naïf, qui nous représentait le génie asiatique dans toute sa bizarre profondeur. Une vie comme celle de notre faquir indien, est la sévère et perpétuelle exécution de ces vieilles maximes de la philosophie orientale qui sont fort bonnes pour le désert, mais qui prennent un air de folie au milieu de nos sociétés. A une heure et demie à l'orient d'Heurendjik, au milieu d'une plaine de forme ovale, apparaissent les magnifiques ruines de l'antique Asanos ou Asania. Cette ville, trouvée depuis peu d'années, et dont vingt voyageurs se sont disputé la découverte, occupa beaucoup mon attention; je ne perdrai point mon temps à rechercher à quel voyageur il faut rapporter la gloire de cette trouvaille; j'aime mieux m'efforcer de mettre sous vos yeux, dans les détails les plus

tait et gazouillait sous ce toit frais et embaumé, formé de branches entrelacées, dont les feuilles s'allongeaient comme des sabres. A ce moment s'éleva un vent violent qui tourna les pointes de ces feuilles vers les différentes villes de l'univers, et principalement vers Constantinople; cette ville, située à la jonction des deux mers et des deux continens, ressemblait à un diamant enchâssé entre deux saphirs et deux émeraudes, et paraissait ainsi former la pierre précieuse de l'anneau d'une vaste domination qui embrassait le monde entier. Osman allait mettre l'anneau à son doigt lorsqu'il se réveilla. »

Je n'ai pas le temps de parler des conquêtes d'Osman dans le territoire voisin du mont Olympe, et dans les environs de Nicée. Le fondateur de l'empire turc mourut à Sugut, à l'âge de soixante-dix ans, en 1326. Peu d'instans avant son trépas, il apprit que son fils Orkan venait de conquérir Brousse, capitale de la Bithynie, et la dernière joie d'Osman fut de s'endormir dans la tombe au bruit d'une grande victoire. A son lit de mort, il avait demandé que ses restes fussent transportés à Brousse; Osman voulut que ses cendres reposassent dans la cité toute remplie de la gloire de son fils.

BAPTISTIN POUJOULAT.

ÉCRIVAINS CONTEMPORAINS.

III.

M. DE BALZAC.

Une Fille d'Eve.'

Il y a de cela cinq ou six ans, M. de Balzac imagina un singulier moyen de se soustraire à la juridiction souveraine de la critique; il déclara hautement, avec un sang-froid imperturbable, que ses romans ne pouvaient pas être jugés en dernier ressort, ni même d'aucune façon, par la critique existante, attendu que ces romans n'étaient point des œuvres distinctes les unes des autres, rivales, pour ainsi dire, procédant chacune d'une inspiration particulière et arrivant à

(1) Après la brillante et spirituelle appréciation consacrée par M. Janin dans cette Revue à Un Grand homme de province à Paris, nous avions résolu de n'accueillir que par le silence les productions multipliées de M. de Balzac. Cette raison nous avait fait renoncer jusqu'à ce jour à la publication de l'article de notre jeune collaborateur sur Une Fille d'Eve. Il n'a fallu rien moins que les nouvelles excentricités dont les journaux ont retenti pour nous décider à l'insertion d'un travail dont la sévérité est, du reste, toute littéraire. (N. du D.)

des conclusions essentiellement diverses, mais bien autant de fragmens d'un monument gigantesque, autant de pierres indispensables d'un colossal palais littéraire où il voulait loger son pays. Médiocrement irritée de cet arrêt d'incompétence dont on la frappait, la critique se contenta de hausser doucement les épaules en signe de pitié indulgente; puis, pour montrer qu'elle était sans rancune, elle ne se hasarda qu'avec des ménagemens incroyables à examiner la valeur absolue des pierres taillées par M. de Balzac, se réservant d'en discuter la valeur relative, en même temps que le mérite d'ensemble, dès que le palais serait achevé. Malheureusement, il semble en être du palais littéraire de M. de Balzac comme de ces monumens publics qui, commencés sous un règne, continués avec lenteur sous un autre règne, demeurent à l'état imparfait durant tant de lustres, que les générations survenantes, prenant pour des ruines ces charpentes vermoulues et disjointes, les livrent sans regret à la rouille du temps et de l'oubli. M. de Balzac n'avoue pas l'abandon de ses magnifiques projets, certes! Au contraire, chaque fois qu'il roule sur la place publique une pierre de son édifice, c'est à son de trompe, à grand bruit de préface, et en ayant un soin tout spécial d'annoncer que, si le temple n'est point terminé encore, cela tient uniquement à l'immensité du plan conçu. Un an, deux ans tout au plus, et la foule pourra prendre enfin possession définitive de la demeure que lui bâtit M. de Balzac. Chaque année, cependant, le terme fixé recule; si bien qu'à cette heure, M. de Balzac ne paraissant pas savoir lui-même au juste combien d'années nouvelles lui sont nécessaires, en raison des agrandissemens et embellissemens nouveaux qu'il projette, la critique, perdant enfin patience, prend la liberté d'interroger l'architecte pour savoir à quoi s'en tenir sur l'édifice en question.

Laissant ici le style métaphorique, et abordant le sujet franchement, nous avouerons naïvement à M. de Balzac que nous ne croyons pas à la sincérité de ses ambitieuses promesses; car, après quelques minutes de réflexion, nous sommes arrivé à soupçonner que le chimérique espoir dont il nous berce pourrait bien n'être qu'un ingénieux stratagème pour distraire notre attention de son impuissance et de ses défauts. En effet, pendant que de pauvres lecteurs naïfs tâchent, à chaque œuvre nouvelle, de pénétrer l'idée générale de M. de Balzac, M. de Balzac, riant sous cape, se dispense de donner une conclusion à ses livres, sous le spécieux prétexte que la conclusion arrivera plus tard, ailleurs. Or, comme ce qu'il y a de plus difficile, en littérature de même qu'en politique, c'est de conclure;

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