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dres à Paris pour la suite de la guerre, voulut l'emmener avec lui sur sa flotte; et peu s'en fallut qu'il ne fît l'apprentissage d'un nouveau péril; passant, comme il le dit, du feu à l'eau. Mais la paix faite avec les réformés (février 1626) vint terminer son noviciat de marin. Il continua donc à vivre agréablement dans le royaume, toujours sous le coup de cet arrêt qui ne faisait guère que le dispenser d'avoir un logis à lui. Bientôt il eut la consolation de voir son grand ennemi, le père Garasse, poursuivi à son tour, non pour le zèle grotesque qu'il avait mis à l'injurier, mais pour s'être avisé, dans un nouvel ouvrage, de traiter les « Vérités capitales de la religion » avec cette pétulance d'esprit et de style qui convenaient tout au plus à la polémique. Un an, jour pour jour, après que Théophile était sorti de prison, le 1er septembre 1626, la Sorbonne condamna la Somme théologique du père Garasse « comme contenant plusieurs propositions hérétiques, erronées, scandaleuses, téméraires, ainsi que des bouffonneries sans nombre, indignes d'être écrites et lues par des chrétiens. >> Mais à peine eut-il le temps de s'en réjouir. Le 25 du même mois, on apprit que Théophile de Viau, âgé de trente-six ans, banni à perpétuité par arrêt de la cour, venait de rendre l'ame en pleine ville de Paris, à deux pas du parlement, sans qu'il y eût eu dans l'accident qui terminait sa vie d'autre particularité, si c'en est une, que la bévue d'un médecin. Cinq ans plus tard, en 1631, le père Garasse mourait aussi.à Poitiers, où l'avaient relégué ses confrères, mais d'une façon bien différente. Le théologien hargneux, auquel on défendait d'écrire, s'était fait infirmier, et il avait gagné la peste en soignant les pauvres d'un hôpital.

Et ce sont encore là de ces retours qui se rencontrent si souvent dans les destinées humaines, comme pour déconcerter l'observation et retenir le jugement. A celui qui vécut poursuivi et menacé, une fin douce et vulgaire; au persécuteur haineux, une mort sainte et sublime. Après quoi vient la postérité, aussi capricieuse et non moins absolue dans ses dédains que dans ses préférences, qui condamne au même oubli les violences et les disgraces, les attaques et les apologies, rejetant sans choix et ce qui fut scandale et ce qui parut être célébrité. De tout ce bruit passé, où pourtant les passions d'une époque ont pris part, il demeure à peine quelques volumes, devenus rares à force d'être méprisés, pour occuper, bien inutilement sans doute, une fantaisie de travail et d'étude. Car à quoi bon, me demanderez-vous, aller si loin chercher des médiocrités tracassières et des réputations avortées ?

A. BAZIN.

AVIGNON.

A M. le Directeur de la Revue de Paris.

MONSIEUR,

Il est, je crois, beaucoup d'études à faire encore dans le midi de la France, qui est un des pays les plus marqués d'originalité. On a énormément écrit sur l'importance et la variété des richesses matérielles des provinces méridionales. Archéologues, historiens, industriels, ont à peu près tout dit à ce sujet. Le midi possède de magnifiques ruines romaines, gallo-romaines, lombardes, sarrasines; son histoire est féconde, passionnée, brillante; son commerce agricole est d'une importance énorme dans la statistique générale des produits de la France. Mon Dieu, monsieur, vous savez cela mieux que moi, et le public le sait aussi bien que nous. Je vais tâcher de vous parler d'autre chose à propos de quelques localités qui me paraissent avoir, pour ainsi dire, une physionomie toute particulière.

Lorsque l'on quitte les sauvages collines qui bordent à l'est le département du Gard, et que, par des pentes plus fertiles, on descend vers le Rhône, on est émerveillé de la richesse et de la majesté de cette plaine appelée du nom générique de Comtat, et qui formait autrefois le comtat Venaissin et le comtat d'Avignon. Ce point de vue est un des plus beaux du monde. En Europe, on ne pourrait lui comparer que le golfe de Naples et le littoral de Constantinople. Le comtat est bordé à ses extrémités nord-est et sud-est par les hautes dentelures bleuâtres des premières Alpes. La Durance épand ses eaux vives au

milieu de ce grand bassin de verdure, et vient envahir le Rhône, formant avec lui un magnifique confluent que l'on prendrait pour quelque fabuleux jardin, fertile en pommes d'or et gardé par deux fleuves tortueux et mugissans comme des dragons.

Pour arriver à Avignon, on traverse une première branche du Rhône sur un pont de bois étroit, décharné et branlant. Ce vieux pont a tout au plus trente ans de date. Il est emporté régulièrement tous les quatre ou cinq ans ; il est reconstruit à grands efforts, entretenu à grands frais, et il appelle inutilement, d'une voix lamentable, la construction du pont en fil-de-fer qui doit lui succéder. La ville d'Avignon fait la sourde, et le gouvernement fait le pauvre. Une chaussée coupe en deux, à la suite du premier pont, l'île de la Barthalasse, et va aboutir au second pont de bois, ce vénérable frère du précédent, et qui ne lui cède en rien en maigreur, en faiblesse et en tremblement. Vous arrivez à Avignon, ville papale, ceinturée des plus jolis remparts que la fantaisie puisse créer; on les prendrait pour la galerie capricieuse d'un gâteau de Savoie.

Cette bonne ville d'Avenio a la prétention, comme ses sœurs de Provence, d'avoir été fondée environ 540 ans avant Jésus-Christ, par ces Phocéens qui ne formaient pas une colonie de plus de huit cents hommes et femmes, lorsqu'ils partirent de la Phocide, et qui bâtirent plus de trente villes et villages à leur arrivée dans les Gaules-Cavares. Je vous prie, monsieur, de ne pas contrarier sur ce point les Provençaux.

Avignon a cela de très original qu'il ressemble à une ville d'Italie transportée en France, avec cette différence cependant que le peuple y est vif comme la poudre. Les principales rues de la ville sont larges, mais tortueuses; la plupart de celles qui s'éloignent du cœur de la cité sont désertes, bordées de jardins interrompus de temps en temps par des façades d'églises de couvens. Mais, au centre de la ville, vit et se remue une population active, criarde, toujours agitée. Les maisons nobles ont presque toutes quelque chose de monumental: de grandes et lourdes fenêtres, des corniches travaillées, des gorgues de pierre (gorgona) attestent un luxe féodal. Quelques-unes montrent encore un écusson sur le front de leur porte cochère, d'autres ont des restes de vieux anneaux de fer à leur muraille. Presque toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, à Avignon, ont une armure défensive, capable de résister à un siége : c'est une énorme grille à barreaux croisés, et bombée sur la voie publique, de manière à vous casser la tête si vous vous aventurez le soir, sans lumière, le long des murailles. J'ai demandé beaucoup d'explications au sujet de ces formidables précautions, bonnes pour des prisons d'état; on n'a jamais pu satisfaire ma curiosité. Les voleurs ne sont pas plus nombreux à Avignon qu'ailleurs; ils n'ont ni les mains plus fortes, ni des limes plus mordantes que les autres voleurs de la chrétienté; la mesure de sûreté n'est donc pas absolument prise contre le vol. Alors l'imagination va loin, et il arrive à un étranger de singulières pensées touchant la jalousie avignonaise; on se demande si ces grilles,

qui arment toute fenêtre du rez-de-chaussée, ne seraient pas la sauve-garde de beaucoup d'honneur et de vertu, et on s'étonne, avec juste raison, qu'il faille d'aussi gros barreaux de fer pour protéger le bonheur dans une ville comme Avignon.

Il n'est pas un angle de rue, surtout dans les quartiers populeux, qui n'ait sa Madone dans sa niche, avec ses colonnettes et son dais de pierre brodé à jour. Au printemps, les mains de la Madone sont chargées de roses et de lilas; l'enfant Jésus vit, pendant trois mois, au milieu de ces parfums. En été, les bras de la statue sont remplis de beaux épis et de bluets; en automne, la Madone tient un énorme chapelet de grappes de raisin, ce qui rappelle les divines allégories de Raphaël. Mais en hiver que peut faire la piété du peuple pour honorer la Madone? Elle lui donne un manteau de drap d'or ou de soie. L'esprit méridional se retrouve là dans toute sa grace. Les pauvres Madones de Normandie ou de Lorraine pourront bien mourir vingt fois d'ennui ou de froid avant qu'une jeune fille pense jamais à les parer ou à les vêtir. — Ce qui est charmant à Avignon, c'est l'arrivée au marché, par une belle matinée de septembre. Dans ces momens-là, la place Pie et les rues adjacentes sont transformées en jardins, mais en jardins couverts par d'immenses toiles qui leur servent de tentes. Toute la fertilité du comtat vient tomber et s'épa nouir au marché; des charrettes arrivent des villages voisins, chargées de légumes monstrueux et de paniers de fruits. Au milieu de cette verdure, parmi les salades barbelées, les cardons aux grands panaches, les choux luxurians, les aubergines violettes et luisantes, une jeune fille est assise sur la charrette, fraîche et propre comme une fiancée, fière comme une archiduchesse. Si elle vient à la ville, ce n'est pas assurément pour se mêler de la vente des légumes; ce soin-là regarde le conducteur de l'équipage qui cède en bloc, à quelque revendeuse, sa charretée, moins la jolie provençale. Si elle apparaît à la ville, c'est pour se montrer dans toute la grace de son costume et de sa jeunesse; c'est pour que vous admiriez cette taille mince et ronde, si bien prise dans un corset de velours noir, bordé de dentelles aux épaules et à la gorge; c'est pour que vous soyiez ravi de la courbe de ce cou brun doré, de la régularité de ce profil, de l'éclat de ces yeux de jais, de l'élégance guerrière de cette coiffure relevée en casque phrygien, et qui, sous le large ruban de velours ponceau qui serre la tête, laisse échapper le nœud de deux tresses de cheveux, noirs et luisans comme l'aile du corbeau. Si elle visite la ville d'Avignon, c'est pour provoquer votre sourire et enchanter vos yeux. Elle restera sur sa charrette, tant que durera le marché, tranquille et grave, sûre d'elle-même, l'air un peu dédaigneux, et pourtant visiblement heureuse de votre attention; puis elle quittera la ville, sans avoir mis pied à terre, et vous laissant très désappointé de n'avoir pu voir sa démarche, sa jambe si fine et si pleine en même temps, sous le petit jupon qui la couvre à peine; son pied arabe, et de quelle façon elle s'y prend pour passer un ruisseau ou pour emporter un panier sous son bras. Elle partira pour son village ou pour sa ferme, ne regrettant

qu'une chose, c'est de ne pas vous laisser encore plus malheureux de sa fuite, bien qu'elle vous ait à peine regardé.

Le peuple à Avignon, et dans beaucoup d'autres villes, n'est pas le peuple le plus heureux de la terre, mais son activité et sa gaieté prouvent au moins un grand fonds de bonne philosophie. Les femmes surtout apportent au travail une persévérance admirable. Vous n'en trouverez pas une inoccupée; vous en trouverez beaucoup excitant de la voix et de la main le zèle de leurs filles, lesquelles, par une étrange et inexplicable raison, se nomment chates dans tout le comtat. Ordinairement une chate est laborieuse comme l'est sa mère, belle comme sa mère l'a été, vertueuse autant que sa mère le fut, ce qui peut laisser un champ assez vaste aux conjectures. Le seuil de la porte de chaque maison du peuple est le lieu du travail. On vit beaucoup dans la rue généralement en Provence. On a une maison pour dormir, mais on a la rue pour causer, pour manger, pour coudre et filer, pour dire le chapelet, pour médire du prochain, pour vivre enfin. C'est aussi dans la rue que bien des galanteries naissent et meurent parmi les jeunes gens et les jeunes filles de la ville, tandis que le rouet file impétueusement son brin de soie, et que la mère de Mion ou de Margaridon raconte quelque histoire de la révolution ou quelque belle cérémonie du temps des vice-légats. Cette existence dans la rue a quelque chose de très attrayant pour un étranger; il n'est plus isolé, il retrouve presque des connaissances et des parens, puisqu'il est initié à des conversations et souvent à des affaires de famille. On ne se cache point, on n'a pas l'air de se défier de lui, donc on a une bonne opinion de lui, donc on le connaît et on est presque disposé à l'aimer. L'étranger, ordinairement mélancolique dans une ville où il passe quelques heures ou quelques jours, se met à suivre comme un proscrit toutes les illusions phosphorescentes qu'il rencontre. A Avignon, dans certaines rues, il peut se croire l'ami de tout le monde, car tout s'y passe gaiement et en plein air comme dans beaucoup de comédies de Molière.

Par exemple, il est bien rare de voir une seule personne dans l'intérieur d'un café. Le public consommateur occupe les bancs verts et les tables de marbre placés en dehors. C'est là le champ clos d'une polémique éternelle, quelquefois ardente, presque toujours originale. Comme presque tout le monde va au café à Avignon, noble et bourgeois, jeune et vieux, la politique y prend des nuances variées, des tons surprenans d'originalité. L'Avignonais de tout âge et de toute condition est frondeur par nature, fort préoccupé des affaires d'état et d'une sévérité de jugement inflexible, et cela par deux raisons: d'abord il est désœuvré, et puis il est Avignonais. Étre d'Avignon vaut un très grand titre dans ce pays-là. Vous avez un beau talent, une fortune considérable, un grand nom, et vous êtes né à Châlons-sur-Marne ou à Melun; et vous avez la prétention de vous croire une valeur. Allons donc! vous n'êtes pas d'Avignon, passez votre chemin. Charles-Quint se disait bourgeois de Gand; aurait-il obtenu son droit de bourgeoisie dans cette bonne cité dont nous

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