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la région nouvelle qu'elle habite, ses regards demeurent involontairement fixés vers l'Éden dont les portes lui furent un jour entr'ouvertes. Les cieux divins qu'on lui promet ne sont rien, dans leur sereine grandeur, auprès du firmament tissé de pourpre et d'azur qui rayonnait autrefois sur sa tête. Il est donc naturel que l'impatience du présent, qui s'unit en elle aux regrets du passé, fasse explosion dans ses lettres, et que ses aspirations, toujours renaissantes et toujours refoulées, donnent un cachet de fiévreuse tendresse à l'expression de ses sentimens. Abailard, au contraire, a cherché dans le sein de la religion un remède à ses maux. Trahi, persécuté, calomnié, en proie à toutes les menaces, à tous les périls, le dégoût des choses terrestres a dû s'emparer de son ame et la porter vers Dieu. Abailard a déjà la tête courbée sous le poids de l'âge et des infirmités; l'austérité de sa vie doit se réfléchir nécessairement dans la sévérité de ses discours. Il faut d'ailleurs qu'Abailard se garde avec soin des témoignages de faiblesse; il sent qu'Héloïse n'est pas forte, le moindre entraînement de sa part pourrait la précipiter. C'est donc à lui, alors pourtant que son cœur brisé appelle la consolation, de montrer une fermeté haute. Pour cela, il emprunte le langage de la religion le plus propre à comprimer les élans mondains d'Héloïse. Ses nombreuses citations de l'Écriture et des Pères sont comme autant de liens sacrés dans lesquels il veut emprisonner son essor. Les formes ascétiques, qui ont fait comparer les lettres d'Abailard à des sermons, ne constituent pas sans doute le langage habituel de l'amour, mais il faut apprécier sous quel reflet de piété anxieuse la plume d'Abailard formulait sa pensée. Quant aux divisions qu'il emploie et qu'on a taxées de sécheresse, elles tiennent à la nature même de son esprit. Abailard ne pouvait avoir oublié une vie tout entière consacrée au culte de la logique. En lui, ni l'amant émancipé, ni le moine contrit, n'avaient effacé le dialecticien. Pourtant combien, même sous l'apparente rigidité des mots, se laisse entrevoir la tendresse du fond! Abailard fait valoir, avec un soin plein de sollicitude, toutes les raisons qu'il croit capables de désabuser Héloïse, et de ramener le calme dans ses esprits. A sa manière de la consoler, de la prémunir, même de la blâmer, on voit qu'il est toujours son époux. Il ne l'appelle pas seulement sa sœur en Jésus-Christ, il se souvient aussi qu'elle a été jadis chère à son cœur dans le siècle. Abailard, qui visita plusieurs fois Héloïse au Paraclet, veille encore sur elle du fond de sa retraite lointaine.

Cette différence, qui existe dans l'ascension de leurs pensées, se reflète naturellement dans le mirage de la forme que chacun d'eux revêt à nos yeux. Le style d'Abailard a une démarche plus grave, une contexture plus simple, et aussi plus de sobriété et de mesure. Le feu qu'on y devine, plus qu'on ne l'aperçoit, est sourd et concentré. L'expression ne se montre qu'à travers un voile qui en amortit l'éclat. Le style d'Héloïse a plus de nombre, d'abondance; il s'épanche en flots rapides et pressés. La flamme jaillit instantanément, et la parole met entièrement l'idée à nu, sans souci d'une réserve dont elle ignore le secret. Toutefois, malgré cette diversité logique, leur expression, comme leur pensée, émane d'une même source, le cœur. Envisagés dans la portion

commune de leur nature sensible, Héloïse et Abailard se rattachent à l'école sentimentale de Fénelon et de Rousseau. Par leur théorie de l'amour pur, idéal, désintéressé, ils devancent la tendresse mystique de Fénelon, comme par leur côté d'humaine faiblesse et de terrestre passion ils préparent JeanJacques. Déjà, dans la tendance de ses doctrines philosophiques, surtout dans l'un de ses disciples, Arnaud de Brescia, qui républicanise l'Italie au XII° siècle, Abailard pouvait faire présager le Contrat social. De même l'ancienne Héloïse laisse entrevoir la nouvelle; les épîtres à Abailard semblent contenir en germe les lettres à Saint-Preux. Il faudra seulement, pour que cette transformation s'accomplisse, que l'élément humain se dégage avec plus de liberté encore du mysticisme religieux.

La correspondance d'Héloïse et d'Abailard remplit l'intervalle écoulé jusqu'au concile de Sens, ce champ-clos théologique où le dialecticien, malgré un génie encore tout puissant, montra une si grande faiblesse de caractère, et se laissa confondre par saint Bernard. On sait qu'après sa condamnation Abailard, prévenant l'arrêt d'Innocent II, se réfugia dans l'abbaye de Cluny. Là, cet homme, qui agita et illustra son siècle, vécut pendant quelque temps dans la pénitence et l'humble résignation d'un moine soumis. Dans une lettre de Pierre-le-Vénérable, empreinte d'une onction toute chrétienne, nous trouvons quelques détails intéressans sur les dernières années d'Abailard (1). D'après d'autres lettres de Pierre et d'Héloïse, qui nous sont aussi parvenues, nous voyons que cette pieuse femme réclama le corps de son époux, et le fit transporter au Paraclet. Elle s'inquiète aussi de son fils Astralabe, qu'elle recommande aux soins de Pierre de Cluny. A partir de là, nous ne savons plus rien d'elle, du moins par son propre témoignage; aucun écrit de sa main ne nous arrive plus (2).

Confiée en dépôt au souvenir populaire, la gloire amoureuse d'Abailard et d'Héloïse s'est perpétuée pendant plusieurs siècles, sans autre guide qu'une simple légende, avec le seul appui de la tradition. Le premier monument écrit qui leur soit consacré date de 1616, époque où leurs ceuvres furent recueillies

(1) Abailard, envoyé au prieuré de Saint-Marcel, à Châlons-sur-Saône, pour rétablir sa santé, y mourut bientôt consumé par la fièvre, le 21 avril 1142, âgé de soixante-trois ans. Pierre-le-Vénérable composa pour lui plusieurs épitaphes en latin, qui, toutes, témoignent de son admiration pour cet homme célèbre. Son absolution, qu'Héloïse lui avait expressément demandée, fut aussi déposée sur le tombeau d'Abailard.

(2) Héloïse survécut vingt-un ans à son époux. Elle mourut le 17 mai 1163, aussi âgée de soixante-trois ans, sans avoir abandonné un seul instant sa communauté. Les restes d'Abailard et d'Héloïse, qui furent séparés pendant quelque temps, et qui ont subi diverses translations, se trouvent de nouveau réunis après bientôt sept siècles, dans la chapelle sépulcrale élevée par les soins de M. Alex. Lenoir, au musée des Petits-Augustins, puis transportée au cimetière de l'Est, et qui a été construite avec les débris du Paraclet, dans le style de l'architecture arabe.

TOME XI.

SUPPLÉMENT.

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et commencèrent d'être imprimées (1).

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Plusieurs poètes se sont aussi inspirés des amours d'Héloïse et d'Abailard. Pope notamment, au dernier siècle, par sa brillante et tendre épître d'Héloïse, montra combien un tel sujet était favorable à la poésie. Colardeau en fit une imitation libre, qui ne manque pas de charme. D'autres s'y sont encore essayés, et on louerait davantage leur entreprise, s'ils n'eussent gâté par l'affectation et la fadeur une histoire tout héroïque. La dernière édition des lettres d'Héloïse et d'Abailard, qui a paru avec la traduction de M. Oddoul, est sans aucun doute le plus bel hommage qu'on ait rendu à ces illustres amans. Le texte y revit autant que possible avec sa trame éclatante, ses fermes contours, ses chaudes couleurs. On trouve en tête de cette publication un essai historique fort remarquable de Mme P. Guizot, malheureusement interrompu vers la fin, et que M. Guizot a pieusement achevé. Elle est en outre enrichie d'extraits de Chateaubriand, de MM. Michelet, Cousin, Edgar Quinet, pages où tour à tour l'écrivain de génie, l'historien, le philosophe et le poète ont laissé la forte empreinte de leur pensée ou de leur cœur. Quelques témoignages des anciens sur Abailard, et aussi la virulente Apologétique de son disciple Bérenger, complètent la partie des documens originaux. Enfin des dessins dus au crayon de M. Gigoux, des illustrations semées dans le texte, rehaussent tout-à-fait l'histoire de cette grande passion, en la commentant par de vives images.

La mémoire d'Héloïse et d'Abailard n'avait pas besoin de ces hommages répétés pour vivre à jamais dans les cœurs. Mais les sources de leur génie et l'intimité de leurs sentimens gagneront à être connus davantage. Leur gloire, qui a reposé si long-temps sur les ailes d'un vague et poétique souvenir, aura désormais une base réelle et durable attachée à la terre. Protégés par ce double monument, l'un de pierre pour leur corps, l'autre de style pour leur esprit, tout ce qui vécut, tout ce qui brilla en eux, sera sans cesse présent à tous les regards comme à toutes les pensées. Pendant que de nombreuses générations se succéderont encore auprès de leur tombe, pour y déposer le tribut des couronnes symboliques, d'autres s'appliqueront à bien connaître ces deux natures d'élite qui, par la profonde initiation de l'amour et de la douleur, paraissent être la plus touchante expression de notre imparfaite humanité.

DESSALLES-RÉGIS.

(1) La première édition parut sous ce titre : Petri Abælardi et Heloïsæ conjugis ejus opera ex mms. codd. Francisci Amboesii. Paris, 1616, in-40. Les notes sont d'André Duchesne. Une autre édition latine de ces lettres fut publiée par les soins de Richard Rawlinson; Londres, 1714, et Oxford, 1718. Dom Gervaise donna en 1720 la Vie de Pierre Abelard et celle d'Héloïse son épouse, et en 1723, une traduction de leur correspondance, sous le titre de Véritables lettres d'Abailard et d'Héloïse, avec le texte latin à côté, 2 vol. in-12. Le libraire Fournier a donné en 1796 une très belle édition des lettres d'Héloïse et d'Abailard en latin et en français, avec une nouvelle Vie par M. Delaunay, 3 vol. in-4o.

BULLETIN.

On ne saurait reprocher au ministère de s'être montré avare de mesures et d'actes de tout genre en l'absence des chambres; il a multiplié les commissions, il a ambitionné l'honneur de réorganiser le conseil d'état, il s'est signalé par une création de pairs, et néanmoins, malgré cette activité, il n'a pu parvenir à donner de sa politique une idée nette et positive sur laquelle on puisse s'accorder, soit pour la louer, soit pour la combattre. Ainsi, dans la liste des nouveaux pairs qu'il a présentée à la signature du roi, il semblait que le nom de M. Bérenger était une espèce d'hommage à la politique du 15 avril et une preuve de la justice qu'il rendait à l'esprit de l'administration précédente, dont M. Bérenger était un des partisans les plus sincères et les plus éclairés. Cette nomination semblait indiquer aussi que le nouveau pair donnait son approbation à la marche suivie par le cabinet du 12 mai. Il n'en était rien. M. Bérenger avait été mis sur la liste sans être consulté, et s'est vu dans l'obligation de refuser la dignité que lui offrait le cabinet. L'honorable député de la Drôme a écrit aux ministres du 12 mai que la pairie lui avait déjà été proposée par leurs prédécesseurs du 15 avril, et qu'il l'aurait à cette époque acceptée avec empressement d'une administration dont il approuvait tout-à-fait la conduite, sans des raisons particulières qui subsistaient encore et que n'atténuaient en rien les sentimens que pouvait lui inspirer la politique actuelle du cabinet. Il y a bien de la légèreté à disposer ainsi du nom d'un homme politique sans son consentement, à exposer à un refus l'offre d'une dignité constitutionnelle, et à se mettre dans le cas de laisser sans effet un acte de l'autorité royale. La pairie est une haute magistrature politique, qui ne doit être déférée que d'accord avec celui-là même qui en est investi, et il n'est pas habile d'en faire l'objet de fins de non-recevoir, qui en diminuent l'importance. M. Daunou n'a pas refusé, mais on ne l'a pas consulté non plus. Le célèbre

académicien a tacitement accepté l'honneur auquel il n'aspirait pas. Il n'y a pas jusqu'à M. Viennet dont les boutades ne soient dédaigneuses pour la création dont il fait partie. Ces jours passés, on l'entendait dire : - La dernière promotion de pairs n'est pas assez élevée; après tout, il n'y a que deux gentilshommes, Lusignan et moi. -On sait que M. Viennet a la prétention de descendre des rois d'Aragon. Et Boissy? lui répondait-on. Noblesse de robe! s'écria M. Viennet. Tout cela n'est pas de nature à rencontrer grande faveur auprès de l'assemblée du Luxembourg; il est difficile qu'un corps politique, qui peut se croire affaibli par l'imprudence d'un cabinet, ne finisse pas par lui opposer des susceptibilités hostiles.

L'ordonnance, les éliminations et les nominations nouvelles que M. le garde des sceaux appelle une réorganisation du conseil d'état, ont porté le trouble dans le monde administratif. Jamais le conseil qu'on disait trop nombreux ne l'a été davantage, et si on y a introduit quelques notabilités, peutêtre en a-t-on expulsé plus encore. Ces petites révolutions sont moins dommageables pour les personnes, à qui la disgrace ministérielle n'a pas ôté leur valeur et leur importance, que pour le conseil d'état lui-même, auquel les caprices du pouvoir font perdre son caractère d'indépendance et de stabilité. Dans l'esprit de son institution, le conseil était un corps moitié politique, moitié administratif, qui formait un intermédiaire utile entre les chambres et le pouvoir exécutif; il semblait que les capacités appelées dans son sein n'avaient qu'à vaquer à l'examen et à l'étude des affaires, sans avoir à redouter le contre-coup des luttes et des intrigues parlementaires. C'était une erreur. Les opérations du ministre de la justice ont fait du conseil d'état une sorte d'arène où se trouvent assez pauvrement parodiées les collisions des chambres législatives. Nous sommes convaincus que telle n'a pas été l'intention de M. Teste; mais il aurait dû prévoir les effets d'une mesure qui a plutôt le caractère d'une réaction que d'une réforme.

Nous dirons la même chose sur les nombreuses commissions nommées par M. le garde-des- sceaux. Il n'a certainement pas voulu compromettre les grands principes d'ordre et de législation qui lui sont confiés; mais il n'a pas vu quelle pouvait être la portée de cette provocation à la critique et au changement dans des lois fondamentales. En multipliant ainsi les commissions et les projets d'innovation, on tient en échec les intérêts et les institutions de la société, on les affaiblit, on les place sous une sorte de suspicion morale, et lors même que les changemens annoncés ne se réalisent pas, le mal est fait. Il vaut mieux qu'un gouvernement fasse connaître d'une manière prompte et positive sa volonté de maintenir ou de modifier les lois existantes, que de les remettre indéfiniment en discussion sans parti pris et sans résultat. Quel peut être par exemple l'effet de la nouvelle commission nommée par M. Teste pour délibérer sur la liberté individuelle, si ce n'est de donner à penser que le gouvernement lui-même blâme sur certains points la législation en vigueur ? S'il en est ainsi, c'est au pouvoir lui-même de proposer promptement

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